Kenny Barron – Songbook (FR review)

Artwork Records – Street date : November 14, 2025
Jazz
Kenny Barron – Songbook

Lorsque Kenny Barron fête ses 82 ans, c’est avec la grâce d’un musicien dont les années d’écoute, de jeu et d’imagination se sont transformées en une forme de maîtrise tranquille. Il n’est plus seulement un pianiste qui aligne des notes, mais un compositeur d’espaces, un sculpteur d’atmosphères, un conteur qui manie le clavier comme on manie les pinceaux. Dans son nouveau projet, “Songbook”, Barron choisit non pas la virtuosité démonstrative de la jeunesse, mais la cadence réfléchie du piano en trio et de la voix, nous conviant dans un espace où le son devient conversation.

Le fait que Barron ait choisi de centrer ce nouvel opus sur la chanson, sur la voix plutôt que sur des pièces purement instrumentales, en dit déjà long sur son parcours. Il n’est plus ce jeune lion de la scène jazz; il est un sage qui rassemble des voix nouvelles, tissant ensemble mélodie et sens. Parmi elles, trois chanteurs et chanteuses dont la présence, à elle seule, est une déclaration: le jazz se transforme, se réinvente, se prolonge. Ces voix ne sont pas de simples invitées; elles dialoguent. Et Barron, en les plaçant au cœur de son œuvre, rappelle que le jazz est à la fois tradition et transformation.

Prenons Kavita Shah. Basée à New York, mais ouverte sur le monde, elle navigue avec aisance entre rythmes brésiliens, inflexions ouest-africaines et nuances indiennes. Sur la tendre “Lullabye” de Barron, elle apporte une délicatesse qui relie les continents. Sa voix rappelle que le jazz n’a jamais appartenu à un seul territoire ni à une seule règle: il est fluide, poreux, toujours en mouvement. Dans ce duo implicite entre la chanteuse et le pianiste, le morceau devient une berceuse transocéanique, apaisante et exploratoire à la fois.

Vient ensuite Ekep Nkwelle, originaire de Washington, dont la présence sur “Illusion” et sur le poème symphonique “Sonia Braga”, hommage à la légendaire actrice brésilienne, allie introspection et lyrisme. Sa voix, méditative et sereine, enveloppe chaque phrase d’un halo de retenue et de lumière. En lui offrant cet écrin de trio acoustique, Barron démontre que le chant jazz d’aujourd’hui peut briller non par l’excès, mais par la sobriété.

Enfin, Tyreek McDole, jeune chanteur venu de Floride, illumine le morceau sans paroles “Calypso”, empreint d’accents trinidadiens, et “Marie Laveau”, pièce au suspense voilé, inspirée de la célèbre prêtresse vaudou de La Nouvelle-Orléans. Chez McDole, la voix devient instrument parmi les instruments: elle ne domine pas, elle dialogue. Son chant flotte, scintille, puis s’efface, comme une onde dans l’espace sonore que Barron dessine autour d’elle.

Au centre de *Songbook* se trouve une autre histoire: la collaboration durable entre Kenny Barron et la parolière Janice Jarrett. Leur lien remonte à la fin des années 1960, lorsque Jarrett travaillait comme secrétaire pour le frère aîné de Barron, le saxophoniste Bill Barron, qui dirigeait un atelier de jazz au Children’s Museum de Brooklyn. Ce point de départ, enraciné dans la communauté, l’enseignement et la curiosité, éclaire l’esprit de ce disque. Les paroles que Jarrett avait écrites pour *The Traveler* (2007) réapparaissent ici pour la première fois sous une autre forme.

«Quand j’écoute la musique de Kenny, j’y vois des images, des moments», explique-t-elle. «Il m’a donné carte blanche pour écrire les textes, il me faisait confiance.»

Cette confiance est la clé de l’art de Barron. Il n’impose pas; il invite. Il bâtit des structures où les autres peuvent respirer. Dans sa formation en trio acoustique, il crée un espace où la voix peut s’épanouir pleinement. Et pour un artiste de sa génération, celui de *Sunset to Dawn* dans les années 1970, cette clarté de geste relève de la rareté.

Ce qui rend «Songbook» particulièrement captivant, c’est le dialogue entre générations qu’il orchestre. Aux côtés des jeunes voix, Shah, Nkwelle et McDole, se joignent Jean Baylor, Ann Hampton Callaway, Catherine Russell et Kurt Elling: autant d’artistes devenus, au fil du temps, des «classiques» de la scène vocale contemporaine. Leur présence crée un pont. Barron montre que le chant jazz continue d’évoluer, que les jeunes artistes héritent d’un terrain déjà façonné, mais qu’ils ne le remplacent pas: ils le prolongent, l’approfondissent, le réinterprètent.

Pourquoi, à 82 ans, se lancer dans un projet aussi collectif? Parce que Barron reste un explorateur. Il ne s’est jamais satisfait des sentiers connus. De ses premiers albums à ce Songbook, il cherche de nouveaux sons, de nouveaux contextes, de nouveaux dialogues. Ce goût de l’inconnu n’a rien d’un caprice; c’est un moteur artistique. En choisissant une formule dépouillée, piano, voix, silence, il retrouve l’essence même de la musique: l’écoute.

Une voix cependant semble légèrement en retrait: celle de Cécile McLorin Salvant. Artiste brillante, mais en pleine recherche, elle paraît ici encore en quête d’un équilibre, d’un point d’ancrage. Sa prestation, bien que belle, se distingue par une certaine distance. Mais ce léger écart souligne, au fond, la richesse du projet: toutes ces voix ne viennent pas du même lieu du jazz contemporain; certaines explorent encore leur chemin.

Avec *Songbook*, Barron signe plus qu’un album: un manifeste sur la transmission et le renouveau. Il transmet un art, mais surtout une éthique: celle de l’écoute, de la collaboration, de la générosité. En confiant la mélodie à d’autres, il affirme que le jazz n’est pas figé; il respire, il pousse, il s’ouvre.

À une époque où les débats sur la tradition et l’innovation agitent toutes les disciplines, Barron rappelle une vérité simple: l’héritage n’est pas un musée, c’est un tremplin. Ses accords, solides depuis des décennies, ne sont pas des monuments, mais des portes ouvertes.

Kenny Barron est à sa place: toujours au piano, toujours en quête, toujours curieux. À 82 ans, il ne se tourne pas vers le passé; il regarde vers ce qu’il reste à faire. Les voix qui l’entourent ne sont pas un chœur d’hommage: elles sont les co-auteurs de l’avenir. Et c’est ainsi que Barron nous montre que l’âge, loin d’éteindre l’imagination, peut l’affiner, la diriger vers ce qui compte encore.

En définitive, «Songbook» nous rappelle que le jazz, comme toute forme d’art vivant, appartient à la pluralité des voix, des âges et des chemins. Il vit, non en restant le même, mais en se réinventant avec générosité. Et Kenny Barron, en ce début de sa neuvième décennie, en demeure l’un des gardiens les plus bienveillants.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, October 18th 2025

Follow PARIS-MOVE on X

::::::::::::::::::::::::

To buy this album

Website

Musicians :
Kenny Barron – piano
Kitagawa – double bass
Johnathan Blake – drums

Track Listing and vocalists

  1. Beyond This Place (feat. Jean Baylor)
  2. Until Then (feat. Jean Baylor)
  3. Cook’s Bay (feat. Ann Hampton Callaway)
  4. Thoughts and Dreams (feat. Cécile McLorin Salvant)
  5. Illusion (feat. Ekep Nkwelle)
  6. Minor Blues Redux (feat. Catherine Russell)
  7. In The Slow Lane (feat. Kurt Elling)
  8. Sunshower (feat. Cécile McLorin Salvant)
  9. Calypso (feat. Tyreek McDole)
  10. Lullaby (feat. Kavita Shah)
  11. Sonia Braga (feat. Ekep Nkwelle)
  12. Marie Laveau (feat. Tyreek McDole)
  13. Song for Abdullah (feat. Cécile McLorin Salvant)