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À une époque où nombre de musiciens de jazz américains se tournent vers l’intérieur, en quête de refuge dans la mémoire, l’autobiographie et les récits intimes qui les ont façonnés, Keith Oxman offre un exemple discrètement saisissant de ce que peut donner une telle introspection lorsqu’elle est filtrée par des décennies de savoir-faire. Son nouvel album, Home, qui arrive après douze parutions chez Capri Records, ressemble moins à une simple continuité qu’à un retour: un retour vers des paysages fondateurs, vers les personnes qui ont laissé une empreinte sur sa vie, vers ces territoires émotionnels que les musiciens n’abordent souvent qu’une fois le temps venu éclairer leur parcours.
Home est un titre évocateur, mais aussi une invitation. L’album se déploie comme une longue conversation avec un ami de toujours, sans précipitation, chaleureux, nourri de souvenirs qui se sont adoucis plutôt que d’avoir vieilli. Chaque morceau renvoie à quelqu’un ou à quelque chose: un compagnon d’enfance, un épisode familial, un moment significatif de l’adolescence. Ce qui émerge est une atmosphère de calme dès les premières mesures, comme si Oxman ouvrait la porte d’une pièce qu’il n’avait pas visitée depuis des années, baignée d’une lumière familière.
La présence d’Oxman dans le monde du jazz remonte aux années 1970, le situant dans la lignée de musiciens qui ont traversé la douce fin de l’ère post-bop et les expérimentations électriques et fiévreuses qui lui ont succédé. Son parcours tient de l’histoire secrète du jazz américain de la fin du siècle : une période au sein du big band de Buddy Rich en 1986; des scènes partagées avec Art Blakey, Sonny Stitt, Red Holloway, Pete Christlieb, Jack McDuff, Phil Woods, Dave Brubeck, Jon Hendricks, Louis Bellson, Pearl Bailey, The Temptations et The Fifth Dimension. Deux de ses albums antérieurs comptent Curtis Fuller, le tromboniste de John Coltrane, parmi les invités, un signe éloquent du respect qu’Oxman inspire à des musiciens de générations diverses.
Pour mieux saisir son univers artistique et intellectuel, on peut se tourner vers le numéro de mai 2020 de DownBeat, dans lequel le magazine lui avait commandé un article sur l’art de l’improvisation. Le numéro est toujours accessible ICI. Sa clarté et sa générosité y dévoilent autant ses priorités artistiques que n’importe quelle performance.
L’influence d’Oxman dépasse de loin la scène. Après huit années consécutives d’enseignement de la musique instrumentale dans les écoles publiques de Colorado Springs, il a passé près de deux décennies au lycée East High School de Denver, formant de jeunes musiciens au sein d’un système public où les ressources sont souvent limitées mais la passion intacte. Sa carrière témoigne, à bien des égards, de la présence discrète mais essentielle d’éducateurs qui entretiennent la culture jazz à sa source, bien avant que les élèves ne foulent la scène d’un club ou d’un conservatoire. Dans un pays où les programmes artistiques sont trop souvent les premiers sacrifiés, le dévouement d’Oxman résonne comme un acte presque politique, subtil mais tenace.
Curieusement, il ne possède pas de site web personnel, une absence presque métaphorique. Oxman s’est toujours montré moins préoccupé par l’autopromotion que par le travail lui-même: enseigner, composer, jouer, nourrir patiemment l’écosystème du jazz américain. Sa biographie se trouve disséminée dans des notes de pochette, des pages de magazines et la mémoire de ses collègues et de ses élèves, plutôt que dans l’empreinte numérique centralisée devenue si courante aujourd’hui.
Toutes les compositions de Home sont signées de sa main, et aucune ne cherche à revêtir un caractère didactique. Oxman compose ici avec une franchise disciplinée, presque débarrassée de toute posture. La complexité ne réside pas dans des labyrinthes harmoniques, mais dans la précision de l’ensemble, dans la manière dont chaque geste rythmique et chaque contour mélodique s’emboîtent. Les structures suivent une logique qui frôle les mathématiques, mais le résultat n’est jamais froid. C’est une musique qui respire, qui imagine, qui peint des scènes d’une clarté accessible à tous les auditeurs.
Il y a bien un peu de nostalgie, certes, mais une nostalgie qui éclaire plutôt qu’elle n’assombrit. Elle devient un prisme à travers lequel Oxman réinvestit le langage de ses prédécesseurs, ces générations de jazzmen dont il distille le savoir jusqu’à atteindre une humanité dépouillée de tout artifice. À l’écoute de Home, on perçoit la sérénité d’un musicien qui n’a plus à prouver autre chose que la valeur intacte de la sincérité.
Les passionnés de jazz retrouveront ici une architecture familière : des formes solides, des progressions élégantes, des lignes mélodiques qui définissent autant une identité qu’un style. Les lignes de guitare cadrent l’espace; le saxophone s’y déplace comme un personnage central, narrateur d’une histoire à la fois intime et emblématique. À certains moments, l’expérience devient presque cinématographique, comme si l’album était un film non réalisé. On imagine sans peine François Truffaut dans cet univers, attentif aux gestes, aux souvenirs, aux vérités humaines infimes, captant la magie subtile des compositions d’Oxman.
Même la pochette de l’album épouse parfaitement cette courbe émotionnelle: une maison bleue, une fenêtre aux montants blancs. Que l’on vive dans les recoins battus par les vents de la Bretagne ou le long de la côte atlantique des États-Unis, beaucoup d’entre nous conservent le souvenir d’étés passés dans, ou simplement devant, ces maisons bleu et blanc. Home devient, en ce sens, une carte postale universelle, envoyée d’un lieu à la fois précis et diffus, un lieu que nous avons tous connu sous une forme ou une autre.
Et c’est peut-être là le plus grand accomplissement d’Oxman: nous rappeler que «home» n’est pas un lieu, mais une constellation de personnes, de sons et de moments fugitifs qui continuent de résonner bien après leur disparition. Le jazz, dans ce qu’il a de plus durable, remplit exactement cette fonction. Il préserve ce qui pourrait autrement se perdre. Il se souvient pour nous.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 3rd 2025
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Musicians :
Keith Oxman, saxophone
Derek Banach, Trumpet
Clint Dadian, guitar
Bill McGrossen, bass
Todd Reid, drums
Track Listing :
True Lou
Serenata
Home
Pam
Cousin Steve
Stray Killer
The Jazz Brothers visit Curtis Street
Detective Acosta and the Case of the Misplaced Square
Owen’s Defense
Opus For Wherda
An Extraordinary Rose
