| Jazz |
Josh Rager: l’architecte discret des histoires de jazz
Josh Rager est sans doute l’un des musiciens les plus discrets, pour ne pas dire confidentiels, de la scène jazz canadienne. Il est étonnamment difficile de trouver des informations récentes à son sujet: un site web inactif, une simple page Facebook servant d’unique trace actualisée. Et pourtant, derrière ce silence numérique se cache un compositeur et pianiste en partie responsable des débuts fulgurants de la remarquable chanteuse Nikki Yanofsky, à laquelle il a contribué pour son premier CD/DVD, et lauréat d’un prix Juno. Le parcours de Rager ressemble à une carte cachée du jazz moderne, jalonnée de noms prestigieux comme Ingrid Jensen, Walt Weiskopf, Donny McCaslin, Joe Morello, Pat LaBarbera, Kevin Dean, Ranee Lee et Dawn Tyler Watson, des musiciens qui, comme lui, privilégient la substance à la lumière des projecteurs.
Son nouvel album, Hearts Peace, possède cette pulsation inimitable de la musique faite pour être jouée dans les clubs. On y perçoit une chaleur rythmique et une intelligence mélodique qui s’infiltrent en vous note après note, comme la lumière ambrée d’un verre de bière dans la pénombre du soir. Ce qui en ressort, c’est cette énergie propre aux groupes aguerris: un ensemble vibrant, mené par un pianiste volubile et sûr de lui, dont le jeu suscite autant l’admiration que la joie. Sous des allures classiques, le travail de Rager dévoile des paysages profondément personnels, des passerelles entre le passé et le présent, comme autant d’expériences vécues traduites en musique. C’est avant tout un album de plaisir, et cela fonctionne à merveille. Plus on s’y enfonce, plus on comprend que Rager nous raconte des histoires: de petites scènes de vie qui, sous la plume d’un écrivain, auraient pris la forme de notes griffonnées dans un carnet. Ici, elles se déploient à travers des partitions et des arrangements d’une fluidité telle qu’on en oublie la virtuosité qu’exige un édifice aussi maîtrisé.
Prenons par exemple “I’ve Grown Accustomed to her Face », une pièce qui s’ouvre sur un motif en apparence simple, avant de se transformer en un dialogue subtil entre le piano et les cuivres. Rager ne cherche jamais à dominer: il écoute, répond, et construit la tension avec patience plutôt que par excès. Le résultat respire, se raconte, grandit naturellement. Ou encore «Centered», dont les variations rythmiques élégantes évoquent l’atmosphère des nuits montréalaises où le swing se mêle à l’introspection. Chaque phrase semble pesée, mais jamais figée, un équilibre rare, que peu savent atteindre avec une telle aisance.
Dans une rare interview donnée à un site canadien, Rager confiait: «Quand j’étais étudiant, je passais beaucoup de temps à observer les pianistes de jazz plus âgés, à essayer de comprendre leur jeu, comment ils décrochaient des concerts ou des passages à la radio. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui.» On devine que cette époque est révolue, mais le début de sa réponse éclaire sa philosophie musicale. Parvenir à une telle synthèse, à ce développement artistique d’une telle fluidité, ne peut venir que d’années d’écoute et d’observation. On peut enseigner beaucoup de choses, mais, à un moment, l’expérience vécue compte autant que la formation.
Ceux qui se souviennent de son travail sur le premier album de Nikki Yanofsky reconnaîtront ici la même sensibilité, dans sa manière de sculpter les lignes harmoniques, de modeler les phrases mélodiques. Presque chaque titre pourrait être chanté: il y a toujours une dimension narrative dans les compositions de Josh Rager. Peut-être, un jour, aurons-nous la chance d’entendre un véritable album de jazz réunissant à nouveau Rager et Yanofsky. On imagine aisément le résultat: Rager possède ce don rare de sublimer les artistes avec lesquels il collabore, en se plaçant toujours au service de la musique plutôt que de lui-même. Ce sens du collectif traverse tout l’album, il ne cherche ni à séduire outre mesure, ni à se mettre en avant. Inutile: son travail parle de lui-même.
À une époque où la visibilité tend à primer sur la création, la persistance tranquille de Josh Rager relève presque du geste radical. Il appartient à cette espèce rare de musiciens qui construisent du sens par la retenue, qui laissent le son, et non le spectacle, parler à leur place. Sa musique nous rappelle que le jazz continue de vivre dans ces espaces suspendus entre deux applaudissements : dans la lueur tamisée des clubs, dans le silence qui suit un accord parfaitement placé, dans l’assurance humble d’un artiste qui sait qu’une véritable expression n’a pas besoin de bruit pour se faire entendre. Parfois, il faut un musicien comme Josh Rager pour nous rappeler que ce qui perdure dans le jazz, et dans l’art tout entier, ce n’est pas le volume des acclamations, mais la profondeur de l’écoute.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 13th 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
To buy this album (December 1, 2025)
Musicians :
Josh Rager, piano
Peter Bernstein, Guitar
Alec Walkington, bass
Rich Irwin, drums
