Jazz |
Si vous comptez parmi les fidèles admirateurs des films de Dario Argento, de ceux qui ont scruté chaque éclat de lumière, chaque mesure des bandes-son inquiétantes des Goblins, vous ressentirez sans doute une secousse immédiate en écoutant le dernier album de Jae Sinnett. Son atmosphère convoque cette même alchimie de menace et de beauté, une musique à la fois hantée et irrésistiblement propulsive. Mais il ne s’agit nullement d’un simple exercice de nostalgie. Sinnett revisite des monuments du rock, Tom Sawyer de Rush, Hush de Deep Purple, Immigrant Song de Led Zeppelin, et les redessine avec une sensibilité jazz, étirant leurs structures jusqu’à ce qu’elles se mettent à swinguer, à groover. Le résultat n’est ni parodie ni pastiche, mais quelque chose de plus ambitieux: un idiome où la batterie, son véritable langage, s’exprime avec une éloquence à la fois libérée et minutieusement mesurée.
Cette dualité, liberté et maîtrise, abandon et rigueur, a défini dès le départ le parcours de Sinnett. Né à Donora, en Pennsylvanie, il débarque en Virginie au milieu des années 1970 comme marin de l’U.S. Navy, animé de la seule volonté de servir. À la fin de son engagement militaire, la musique s’impose aussitôt comme sa voie. Dès le milieu des années 1980, il est batteur, compositeur, chef d’orchestre, musicien à la voix insistante. Son premier album, Obsession (1986), l’impose avec une assurance saisissante, aux côtés de Frank Foster, ancien directeur du Count Basie Orchestra, John Hicks, Wallace Roney, Steve Wilson et Clarence Seay. Le ton est donné: voici un artiste qui n’a pas peur de viser haut ni de partager la scène avec des géants.
Les disques qui suivent dessinent un parcours sans repos. Blue Jae (1992) ondoie avec l’énergie d’un sextet en pleine maîtrise. House and Sinnett (1994) et Listen (1997) élargissent encore sa palette, avec Cyrus Chestnut, Jesse Davis, John D’Earth ou Billy Pierce. Listen, en particulier, ne se contente pas de révéler son talent de compositeur: l’album atteint la première place du Gavin Jazz Radio Charts, preuve que sa musique dépasse largement le cercle des clubs et des studios.
Et pourtant, même une discographie aussi fournie ne reflète qu’une part de l’art de Sinnett. L’écouter jouer, c’est découvrir un batteur qui refuse d’être simple accompagnateur ou gardien du tempo. Ses cymbales scintillent sans excès. Sa caisse claire claque, non pas dans l’agression mais dans la précision. Chaque phrase rythmique porte l’autorité d’un métronome et l’esprit d’un conversationnaliste. C’est un batteur qui parle, parfois à voix basse, parfois en orateur, mais jamais en simple compteur de temps. Cette capacité à faire du rythme un véritable récit distingue depuis toujours son jeu.
Le nouvel album condense toutes ces qualités. Ses grooves empruntent autant au funk et au rock qu’au jazz le plus droit, dessinant un idiome nourri à la fois de ses influences et de ses rencontres. Au fil des décennies, Sinnett a partagé la scène avec une pléiade de figures majeures : Branford et Ellis Marsalis, Joe Henderson, Freddie Hubbard, Chuck Mangione, Charlie Byrd, Herb Ellis, Chico Freeman, Arthur Blythe, Carol Sloane, Jon Hendricks, Randy Brecker, James Moody, Kenny Drew Jr., Fred Hersch, Mulgrew Miller, James Williams, Jack Walrath, Makoto Ozone, JoAnne Brackeen, Andrew White, Frank Morgan. Chaque nom de cette liste est un univers, et Sinnett les a traversés avec une aisance remarquable.
De tout cela se dégage le portrait d’un artiste aussi à l’aise dans la collaboration que dans la direction. Son solo de batterie sur Frankenstein, pour n’en citer qu’un exemple, vibre d’une force à la fois physique et architecturale: une construction sonore où chaque frappe semble inévitable. Son album de 2005, The Sinnett Hearings, demeure son chef-d’œuvre, un projet entièrement écrit et arrangé par lui. Il s’est hissé au sommet des classements nationaux de jazz et reste aujourd’hui une leçon magistrale de fusion entre groove et improvisation. C’est, à bien des égards, la lentille à travers laquelle écouter ses œuvres ultérieures.
Voilà pourquoi ce nouvel enregistrement compte. Ce n’est pas une simple entrée supplémentaire dans un catalogue, mais une sorte de synthèse, un rappel que les frontières entre les genres sont bien plus poreuses qu’on ne le croit. Pour ceux qui vivent à l’intersection du jazz et du rock, pour ceux qui recherchent une musique à la fois musclée et subtile, cet album s’impose comme l’une des plus belles déclarations récentes. Il affirme que l’énergie et le raffinement, l’instinct et l’intellect, peuvent cohabiter sur une même scène. Et il rappelle aussi que Jae Sinnett n’est pas seulement un batteur, ni même un chef d’orchestre, mais un conteur dont l’instrument est le rythme.
Dans un paysage musical souvent morcelé en catégories, il offre quelque chose de plus rare: un pont. Et sur ce pont, la musique ne se contente pas d’avancer, elle marche d’un pas assuré, elle danse, elle parle.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 2nd 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
Musicians:
Jae Sinnett, Drums & vocals
Allen Farnham, Hammond B3 Organ, Piano
Ada Rovatti, Tenor saxophone
Terry Burrell, Bass
Jason Cale, Guitar
Track Listing :
Tom Sawyer
I Just Want To Celebrate
Frankenstein
Magic Carpet Ride
Hush
Immigrant Song