Blues, Folk |
De Lou Reed à Dr John, et d’Alan Vega à Gregg Allman, Chris Cornell, Bowie et Leonard Cohen, la Faucheuse n’a guère chômé ces dernières années. Bizarrement, si J.J. Cale nous a quittés voici six ans déjà, son absence semble moins patente que celle de ces derniers. Non pas qu’elle s’avère moins cruciale, loin s’en faut, mais comment dire? C’est que l’ermite d’Escondido ne nous a jamais saturés d’une présence médiatique abusive, pour faire litote. Et pour avoir eu l’ineffable bonheur de le saisir live à Anvers lors de l’une de ses rarissimes tournées européennes, je peux témoigner que même en sa présence, on aurait presque pu douter que Jay-Jay fût réellement là. Assis dans la pénombre parmi ses accompagnateurs (dont seule sa compagne Christine Lakeland daignait adopter la station debout), marmonnant plus encore que de coutume ses lyrics dans sa barbe, s’il n’avait été son jeu de guitare aussi concis que lumineux, il aurait aussi bien pu s’agir de sa doublure que personne n’y aurait vu goutte. Il n’empêche que pour la diaspora de ses admirateurs, imaginer un monde sans J.J. Cale est tout simplement inconcevable. Universal nous avait déjà gratifiés d’une brochette d’inédits et autres work-in-progress sur le bien intitulé “Rewind” en 2007, deux ans avant son ultime album de son vivant (“Roll On” chez Rounder en 2009), mais personne n’osait plus espérer la moindre livraison décente de la part de ses curateurs. Il suffit de se remémorer ce qu’il advint de la succession Hendrix pour ne pas souhaiter le même sort à un artiste de l’intégrité de Cale. Ces préventions s’avèrent superflues pour au moins deux raisons fondamentales: sa légataire n’est autre que sa veuve aimante et vigilante, et aussi, le vieux brigand était aussi prolixe qu’économe. Ce faux paresseux composait et enregistrait sans cesse, même si c’était le plus souvent at home et avec les moyens du bord. Et s’il faut se souvenir que J.J. Cale était un maniaque de la prise de son et du mixage. Il avouait également avoir de tout temps gardé sous le coude quantité de chutes de studio, où il puisait régulièrement d’album en album. C’est de ce stock que proviennent ces 15 inédits, et la stupéfaction qu’ils provoquent tient avant tout de leur cohérence. Éternel adepte de la parcimonie et du do-it-yourself, le bougre a ainsi légué un vivier de perles, où il envisageait sans doute puiser lui-même, si le grand Esprit avait daigné lui concéder quelques lunes de plus à vivre. Même s’il apparaît le plus souvent seul sur ces titres (accompagné de sa beat box bricolée favorite) la prise de son cristal clear les distingue amplement de simples démos (à la différence de son classique premier album de 1972!). Il n’empêche que les quelques plages captées avec ses complices ordinaires incluent des pointures telles que les batteurs Kenny Buttrey, Jim Keltner ou Jim Karstein, ainsi que des piétons genre Tim Drummond, Spooner Oldham, Reggie Young ou David Briggs. Prenez un soupçon de tex-mex et de cajun, mêlez-y du jazz, du blues, de la country et du reggae: chez n’importe qui, l’entreprise risque de se révéler hasardeuse. Avec J.J. Cale, cela s’appelle tout bonnement de la musique, et ce disque est le cadeau inespéré qu’il nous laisse en héritage. Tout sentimentalisme à part, voici indiscutablement l’un de ses meilleurs albums, à ranger entre “Naturally”, “Really”, “Okie”, “5”, “Grasshopper” et “Troubadour”. Merci infiniment, Miss Christine!
Patrick Dallongeville
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder
PARIS-MOVE, September 13th 2019