Blues |

L’âme européenne du blues: Hugh Coltman et Jean-Jacques Milteau réinventent un héritage américain
Il y a quelque chose de discrètement révolutionnaire dans le fait d’entendre le blues chanté avec un accent européen. Il ne s’agit pas d’imitation, ni d’un hommage poli, mais bien d’une transformation. Dans leur nouveau projet, le chanteur britannique Hugh Coltman et la légende française de l’harmonica Jean-Jacques Milteau livrent un album à la fois respectueux et farouchement original, une œuvre qui rebranche les circuits émotionnels du blues sans jamais trahir son essence.
L’album réunit une sélection fascinante de chansons, Van Morrison, Fleetwood Mac/ Peter Green, Blind Willie Johnson, mais aussi un titre original, «Round and Round We Go», coécrit par Coltman, Milteau et le pianiste Johan Dalgaard. Sur le papier, cela ressemble à un hommage transatlantique. Mais à l’écoute, c’est tout autre chose: un blues européen, façonné à travers un prisme d’histoire, d’imaginaire et de pudeur émotionnelle qui transforme la familiarité en révélation.
Un dialogue transatlantique
Hugh Coltman n’en est pas à sa première métamorphose. Bien avant ce projet, l’ancien chanteur de blues-rock avait déjà emprunté un parcours musical imprévisible, de ses débuts sur la scène britannique à une carrière discrète mais lumineuse à Paris. Il y publie Stories from the Safe House (2008), un album introspectif et poétique, puis Shadows: Songs of Nat King Cole (2015), qui révèle son profond attachement à l’élégance et à la fragilité du phrasé jazz.
La voix de Coltman porte la patine du vécu, une chaleur habitée, capable de passer en un instant de la tendresse à la rugosité. Dans ce nouvel EP, il chante avec une précision presque documentaire, comme s’il consignait les nuances du chagrin et de la grâce. « Il ne se contente pas d’interpréter », confie un producteur parisien qui a travaillé avec lui, «il traduit l’émotion en paysage.»
Ce paysage sonore est élargi et approfondi par Milteau, dont l’harmonica incarne depuis des décennies le son des musiques racines européennes. Milteau fait partie de ces rares musiciens qui ont rendu à l’harmonica sa noblesse, non par la virtuosité démonstrative, mais par la patience, la justesse et la narration. Sa carrière retrace un long dialogue transatlantique: de l’hommage à Lead Belly enregistré avec Eric Bibb (Lead Belly’s Gold, 2015), à Migration Blues (2016), capté au Canada avec Michael Jerome Browne, jusqu’à CrossBorder Blues (2018), réalisé par Sebastian Danchin, en trio avec Vincent Segal (violoncelle) et Harrison Kennedy (chant).
Chacun de ces projets repousse les frontières du genre, et cet esprit d’ouverture se prolonge ici.
L’art du non-spectaculaire
Dans un monde musical souvent obsédé par la démesure et la surenchère émotionnelle, Coltman et Milteau pratiquent une forme de retenue radicale. Leurs arrangements sont d’une simplicité trompeuse, aucun effet gratuit, aucune emphase inutile, mais cette simplicité cache une précision d’orfèvre. Le piano de Dalgaard sert d’ossature subtile, créant un espace où l’harmonica de Milteau ne se comporte pas en soliste mais en véritable conteur.
La reprise de «A Hard Rain’s A-Gonna Fall» de Bob Dylan en est sans doute le cœur émotionnel. La voix de Coltman, lente, presque lasse, irradie pourtant d’une intensité implacable. Ce n’est pas un cri de protestation, c’est un murmure au cœur de la tempête. L’harmonica de Milteau y glisse comme une plainte blessée, rappelant que le blues, même chanté à Paris ou à Londres, demeure une musique de survie.
Cette retenue est une intelligence. Là où le blues américain s’abandonne souvent à la confession brute, sa version européenne observe avant d’exploser, intellectualise la douleur, la vêt d’harmonie et de pudeur. Ce n’est pas une dilution, c’est une traduction. Coltman et Milteau ne cherchent pas à être Américains, ils font parler le blues dans une autre langue culturelle.
L’urgence du sens dans un monde creux
Pourquoi, en 2025, revenir aux classiques, à ces chansons forgées dans la douleur, l’exil et la lente endurance humaine? Sans doute parce que le monde, une fois de plus, semble à la dérive. À l’ère des musiques générées par algorithmes et du divertissement sans fin, des artistes comme Coltman et Milteau rappellent une évidence: l’expression authentique compte encore, et la sincérité reste capable de percer le vacarme.
«Chaque génération doit redécouvrir le blues», a confié un jour Milteau. «Ce n’est pas une musique de tristesse, c’est une musique de clarté.» Cette philosophie traverse tout l’album. Le blues, tel qu’ils le réinventent, n’est pas nostalgique: c’est une forme de lucidité culturelle, une façon de se souvenir que la beauté naît souvent de la cassure.
Les interprétations de Coltman, à la fois enracinées et lumineuses, montrent combien les artistes européens peuvent s’approprier l’esprit du blues américain sans tomber dans l’imitation. Il a l’oreille d’un journaliste et l’instinct d’un poète. Milteau, artisan patient, lui répond avec des lignes d’une respiration rare, qui écoutent plus qu’elles ne démontrent. Ensemble, ils composent un dialogue d’égal à égal, une voix humaine, une voix de métal et de souffle.
Une nouvelle géographie du blues
La beauté de ce disque ne réside pas dans la nouveauté, mais dans la perspective. En réfractant le blues à travers une expérience européenne, celle de villes où l’histoire, la mélancolie et l’art se croisent en permanence, Coltman et Milteau en élargissent la géographie. Ils prouvent que le blues peut s’épanouir partout où l’émotion parle encore plus fort que le bruit.
Le résultat est une collection de chansons à la fois familières et étranges, lointaines et intimes, une musique qui regarde au-delà de l’océan, mais retrouve son propre reflet dans l’eau. C’est un rappel que le blues, après tout, n’a jamais été exclusivement américain. Il a toujours été, et reste, un langage universel de résistance et d’endurance.
Et entre les mains de Hugh Coltman et Jean-Jacques Milteau, il renaît: tendre, intelligent, profondément humain.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 7th 2025
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Site web de Jean-Jacques Milteau
Musicians :
Hugh Coltman – vocals
Jean-Jacques Milteau – harmonica
Johan Dalgaard – Keyboard
Raphaël Chassin – Drums
Laurent Vernerey – double bass
Scott McKeon – guitar
Track Listing:
Nobody’s Fault But Mine
Man Of The World
It’s A Hard Rain
Gloria
Round & Round We Go