Jazz |
À force d’en sampler compulsivement la substantifique moelle, le producteur, compositeur et multi-instrumentiste Adrian Younge et son complice Ali Shaheed Muhammad (A Tribe Called Quest) se sont tellement imprégnés de l’ADN intime du soul-jazz des seventies qu’ils parviennent désormais à en restituer un succédané fichtrement crédible. Leur série Jazz Is Dead convie ainsi à chacune de ses parutions un invité différent, parmi leurs héros musicaux de cette période bénie. Après Roy Ayers, Gary Bartz, Doug Carn, Marcos Valle, Joao Donato, Azymuth, Lonnie Liston Smith, Brian Jackson et le regretté Tony Allen, c’est à l’historique contrebassiste Henry Franklin qu’échoit à présent cet honneur. Fils du trompettiste et band leader Sammy Franklin, il naquit à Los Angeles le 1er octobre 1940, et était encore lycéen quand il décrocha ses premiers engagements professionnels auprès de Roy Ayers, Harold Land et Hampton Hawes (pianiste avec lequel il enregistra cinq albums), avant de se produire avec Don Cherry, Ornette Coleman et Scott LaFaro. En 1967, Henry se tenait aux côtés du Sud-Africain Hugh Masekela lors du fameux Monterey International Pop Festival, décrochant même un hit avec ce dernier l’année suivante (“Grazing In The Grass”). Contrebassiste dès lors “in demand”, on retrouve sa patte sur maints enregistrements de Freddie Hubbard à Archie Shepp, en passant par Count Basie, Willie Bobo et Al Jarreau (il contribuera aussi au fameux “Journey Through The Secret Life Of Plants” de Stevie Wonder), entamant par ailleurs une prolifique carrière solo en leader, et publiant plus de 25 albums (dont les deux premiers, en 1972 et 75, sur le mythique label Black Jazz, et les tout derniers sur le sien propre, Skipper – son surnom dans le milieu). Sur la trame ondulante qu’impriment les percussions de Nicholas Baker et le drumming de Jonathan Pinson, les six cordes électifiées de Jeff Parker et le dialogue qu’y entament l’alto sax de David Urquidi et la trompette de Clinton Patterson, “Karibu” instaure un climat subtilement seventies, que prolongent les atmosphériques “The Griot” et “People’s Revolution”. Tandis qu’Adrian Lounge (à la manœuvre sur tous les titres) y alterne au Fender Rhodes et au Hammond, le jeu de Franklin gagne encore en élasticité (avez-vous souvent ouï pareils bends sur une contrebasse?), tandis que les cuivres poursuivent leur conversation animée, rejoints par la flûte de Scott Mayo. On n’est dès lors plus guère éloigné des scores Blaxploitation qui faisaient florès voici un demi-siècle déjà. Sur un lascif et lent samba beat, l’apaisé “Memories Lost” (piloté par Mayo) accentue cette fugitive sensation de library music, mais avec sa wah-wah et son funk ternaire, le fulgurant “Feedback” vient bousculer à point l’assoupissement qui nous menaçait. La guitare de Parker y évoque les audaces de Larry Coryell et John Scofield, quand ces derniers défiaient les lois de l’amplification. Sur un bossa-beat digne d’OSS 117, l’amusant “Café Negro” est surtout prétexte au réjouissant solo d’un Henry Franklin, que l’âge n’a manifestement toujours pas exonéré de facétie, tandis que la trompette de Patterson y oscille au second degré vers les Tijuana Brass de Herb Alpert. S’ouvrant sur une magistrale partie percussive où se succèdent héritages ouest-africain et swing bop, “African Sun” offre à chaque soliste l’occasion de briller, tandis qu’une section rythmique chromée leur tisse d’arachnéennes pistes de décollage. Cet album se referme sur la majestueuse lullaby “A Song For Sigrid”, adressant à l’auditeur un bienveillant salut qui résonne comme un “à suivre”… Dans la veine des mythiques productions Blue Note de référence, Jazz Is Dead persiste donc à ériger son oxymore pour manifeste: long live jazz!
Patrick Dallongeville
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder
PARIS-MOVE, September 11th 2022
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