| Funk |
Si vous avez déjà traversé les étendues infinies qui mènent à Omaha, un paysage si vaste qu’il semble effacer jusqu’à la notion même de limites, vous comprendrez peut-être pourquoi un petit studio FM, la nuit, pouvait autrefois passer pour un portail secret. À cette époque, Funktropolis était moins une émission de radio qu’un petit acte de rébellion contre le silence. En y entrant pour la première fois, muni de seulement deux mots d’anglais timides, j’avais l’impression d’être un acteur égaré qui aurait débarqué sur le mauvais plateau. Pourtant, la chaleur du lieu dissipait tout: les animateurs me saluaient comme un cousin retrouvé, les haut-parleurs émettaient une légère respiration électrique, et les murs semblaient soupirer sous le poids de décennies de musique.
Certains lieux s’agrippent à vous non pas pour ce qui s’y est produit, mais pour ce qu’ils murmurent sans que vous sachiez que vous aviez besoin de l’entendre. Ce studio murmurait la possibilité.
Depuis, Funktropolis a suivi sa propre trajectoire imprévisible, de la friture FM à la fluidité du web radio, d’un culte local anonyme à une sorte d’avant-poste numérique légèrement mythologique. Son évolution paraît étrangement emblématique de notre époque: tout bouge, mais rien ne disparaît totalement. Sa dernière incarnation nous offre un album, à première vue funk-rock, mais aussi capsule temporelle, poignée de main collective, clin d’œil du passé glissé dans les circuits du présent. Vous ne le trouverez pas sur les grandes plateformes de streaming; il faut le demander via une page Facebook, à l’ancienne, comme on sonnait autrefois chez un ami au lieu d’envoyer un texto depuis la voiture. Il y a quelque chose de désarmant dans ce geste: profondément humain.
Le funk, bien sûr, est un changeur de formes. Il contient des multitudes: le tourbillon psychédélique de Sly Stone, l’architecture cosmique du P-Funk, la discipline crispée des ordres martiaux de James Brown, le futurisme velouté du Minneapolis Sound. Dresser une nomenclature exhaustive reviendrait à vouloir répertorier toutes les façons dont la lumière tombe sur l’eau. Guardian of the Groove – Vol.1 (plus familièrement GOTG) ne cherche pas à réduire cet univers; il s’y abandonne joyeusement. Il habite l’esprit de Funktropolis: non pas une thèse, mais une humeur; non pas un genre, mais une blague partagée en mouvement; un album qui comprend mieux les fêtes de fin d’année que les sermons de fin d’année.
À Bayou Blue Radio, nos instincts éditoriaux nous conduisent généralement ailleurs, vers l’historique, le politique, le tissu conjonctif entre le son et la société. Le Philadelphia Sound est notre pôle nord permanent, avec sa densité orchestrale et son attachement sans détour à l’arrangement. Écouter GOTG, en revanche, c’est comme descendre d’un train d’idées pour entrer sur une piste de danse où la seule langue parlée est le rythme. C’est se rappeler que toute musique n’a pas besoin de se justifier par un argument; certaines existent simplement pour réorganiser votre battement de cœur pendant quelques minutes.
L’album rassemble une constellation de contributeurs, Murphy E n FYM, Sly n FYM, Rey n FYM, Rachel n FYM, FYM, Kai n FYM et Dayton ft. FYM, dont les noms évoquent presque les personnages d’un roman graphique sur une civilisation disparue alimentée exclusivement par des lignes de basse. Le séquençage est étonnamment architectural: des explosions d’énergie cinétique suivies de passages plus frais, le genre d’équilibre qui suggère que quelqu’un a longuement réfléchi à la résistance des danseurs. C’est de la chorégraphie déguisée en tracklist. Et quelque part dans ce rythme calculé, l’album murmure son seul véritable message: le mouvement, c’est le sens.
À une époque où l’expression culturelle se retrouve souvent saturée de symboles, Que dit-elle? À quoi répond-elle? Que conteste-t-elle? GOTG choisit de ne rien dire du tout. Il préfère l’honnêteté de l’immédiat. Pas de manifeste caché, pas d’ossature conceptuelle, simplement la conviction que des corps qui bougent ensemble constituent une forme de République éphémère. Il y a dans cette simplicité un radicalisme doux.
Les empreintes de notre siècle sont partout dans ce disque : boucles vocales, textures numérisées, ce miroitement désormais attendu de la production commerciale. Autant d’éléments qui lui donnent un accent contemporain, rappelant que même les projets les plus analogiques doivent traverser le seuil lumineux du présent. Les auditeurs plus âgés reconnaîtront l’ADN rythmique du funk sous la surface électronique; les plus jeunes ne seront pas déstabilisés par les voix travaillées, habitués qu’ils sont à un monde où même la respiration humaine semble retouchée. C’est là la petite magie de l’album: il relie deux mondes sans tambour ni trompette.
Le mixage est net, précis, sûr de lui, preuve que même une musique faite pour le simple plaisir peut être réalisée avec un soin minutieux. Et c’est peut-être là le vrai contrepoint à notre époque du son jetable: la qualité, lorsqu’elle est présente, n’a pas besoin de crier.
Ce que Guardian Of The Groove offre finalement, c’est quelque chose de plus subtil que la nostalgie et de plus libre que le commentaire. Il offre la continuité. L’assurance que le groove reste l’un des derniers verbes universels. Qu’entre de bonnes mains, le rythme peut être un souvenir, un futur et un présent simultanément. Et que parfois, après des journées saturées de titres d’actualité, d’écrans et du bourdonnement incessant de la vie moderne, ce dont nous avons le plus besoin n’est pas une explication supplémentaire, mais une pulsation assez forte pour nous faire traverser la pièce.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 5th 2025
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