| World Jazz |
Le jazz européen a toujours occupé un espace liminal singulier, une frontière où les cultures se touchent, se mêlent et parfois s’entrechoquent, d’une manière à la fois inattendue et nécessaire. Depuis deux décennies, cette branche du jazz embrasse de plus en plus la porosité de ses frontières, absorbant des éléments de composition classique, des traditions musicales du monde et une improvisation résolument contemporaine. C’est une musique façonnée autant par de longues histoires que par des rencontres fulgurantes. C’est dans ce paysage en pleine mutation qu’arrive Otsukaresama, le nouvel album du saxophoniste et compositeur français Grégory Sallet et de son Sur Écoute Quartet, une œuvre intime, transnationale et profondément humaine.
Le titre de l’album vient du mot japonais otsukaresama, une expression riche de nuances culturelles. Prononcée à la fin d’une longue journée, elle exprime la gratitude pour l’effort partagé, la reconnaissance d’un travail accompli ensemble. Le choix n’est pas anodin. Cet album, né de vingt années d’amitié et de complicité artistique au sein du quartet, est en lui-même un acte de gratitude : gratitude pour la persévérance, pour le dialogue, pour cette manière qu’a la musique de lier des personnes à travers les pays, les esthétiques et les influences. C’est, à bien des égards, le portrait de quatre musiciens qui ont appris non seulement à s’écouter, mais à grandir ensemble.
Sallet, qui trace depuis le début des années 2000 un chemin singulier sur la scène jazz européenne, a toujours résisté aux catégorisations faciles. Ses compositions s’enracinent dans le jazz mais refusent d’en suivre les conventions; elles absorbent le langage de la musique contemporaine, des structures rythmiques venues d’ailleurs et un lyrisme profondément personnel devenu sa signature. Si Otsukaresama met en lumière un aspect particulier de son art, c’est bien sa capacité à créer un univers musical qui n’appartient qu’à lui.
Cet univers est enrichi par deux invités exceptionnels: Prabhu Edouard, l’un des plus grands percussionnistes indiens installés en Europe, et Yuriko Kimura, flûtiste japonaise dont le jeu se distingue par une rare clarté et une grâce aérienne. Leur présence n’a rien d’oramentale: elle est structurelle. Les tablas d’Edouard redessinent l’architecture du temps, modifient la gravité propre à chaque pièce. La flûte de Kimura ajoute une dimension lumineuse, presque aérienne, un rappel que le souffle, dans les bonnes mains, devient véritable récit.
L’album s’ouvre sur le titre éponyme, Otsukaresama, construit autour d’un ostinato de piano discret mais insistant. Le saxophone entre avec une mélodie teintée d’une douce nostalgie, tandis que les harmonies contemporaines s’élargissent et se resserrent sous la surface. Dès les premières mesures, le quartet envoie un message clair: voici une musique qui respire, qui prend son temps, qui appelle à la réflexion sans jamais sombrer dans le sentimentalisme.
Puis vient Instinct 4, qui explose avec une énergie brute, presque primitive. Ici, le batteur Kevin Lucchetti et Prabhu Edouard engagent un dialogue improvisé, une conversation percussive aussi spontanée que précise. Leur échange propulse la pièce vers un état de quasi-combustion avant qu’elle ne retrouve le calme lumineux qui l’ouvrait. C’est l’un des thèmes majeurs de l’album : la coexistence du feu et du silence.
Mais c’est sur Jugalbandi que les dimensions interculturelles du projet atteignent leur forme la plus saisissante. Le terme renvoie à un dialogue musical traditionnel de l’Inde, et Sallet comme Edouard l’abordent avec un mélange de respect et d’audace. Leur interaction devient plus qu’un simple duo, c’est une négociation interculturelle, un langage partagé forgé en temps réel. Edouard, comme il le fait souvent, entraîne irrésistiblement les musiciens dans son univers; mais Sallet répond avec une intensité égale, construisant un échange à la fois ancestral et d’une modernité fulgurante. C’est l’un des moments les plus envoûtants de l’album.
Les influences classiques parcourent tout le disque non comme un décor, mais comme un ADN structurel. Les harmonies évoquent le langage de la musique contemporaine européenne : angulaires mais lyriques, précises mais profondément expressives. Ces éléments nourrissent la dimension poétique de l’album, transformant chaque piste en une sorte de pièce de musique de chambre, mais animée par l’improvisation et la souplesse rythmique.
Sallet résume son intention artistique en quelques mots lumineux: “Ce disque sera à l’image de ce que je chéris dans la musique: des couleurs, du rythme, de l’écoute, de l’interplay, de l’empathie et des surprises.”
Et l’album tient cette promesse. Ce qui demeure après plusieurs écoutes, ce n’est pas seulement la virtuosité, indéniable, mais la chaleur, le respect, la curiosité qui imprègnent chaque morceau. Ces musiciens ne coexistent pas simplement: ils se portent mutuellement.
Est-ce du jazz? Du world jazz? Une forme de musique de chambre contemporaine? L’album refuse de choisir, et cette indétermination fait sa force. Comme tous les voyages qui comptent, Otsukaresama se transforme à chaque écoute. La première fois, on est saisi par l’éclat de l’interaction; la seconde, par l’architecture émotionnelle; la troisième, par les paysages intérieurs qu’il évoque, ces paysages familiers aux grands voyageurs qui ont passé assez de temps à l’étranger pour que l’inconnu devienne, peu à peu, une forme d’apaisement.
Au fond, cet album parle de lien: entre continents, entre traditions, entre les zones sensibles de l’expérience humaine. Il porte la sagesse tranquille de ceux qui ont longtemps navigué entre les frontières, qu’elles soient esthétiques ou géographiques. Et comme le mot qui lui donne son nom, Otsukaresama est un geste d’attention, un signe de gratitude pour l’effort collectif de transformer les différences du monde en quelque chose de beau.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 27th 2025
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Musicians :
Grégory Sallet – saxophones, compositions
Matthieu Roffé – piano, composition
Kevin Lucchetti – batterie, composition
Michel Molines – contrebasse
Invités : Yuriko Kimura – flûtes (Japon) ; Prabhu Edouard – tablas, udu, voix (Inde)
Enregistré les 28–30 mai 2025 au Crescent, Mâcon, par Frédéric Lézard
Mixage et mastering : Steven Criado
Graphisme : Svhen
Photographies : Ignacio Grez
Visuel : Harry Kazan
Distribution : InOuïe Distribution
Label : La Voie de la Musique créative
Concerts in France :
28 novembre — Chambéry/ Savoie – Jazz Club de Savoie
29 novembre — Mâcon – Concert de sortie d’album – Crescent Jazz Club
Invités: Prabhu Edouard & Yuriko Kimura
30 novembre — Roanne (salle à préciser)
19 décembre — Paris – Pelé Mele Café
