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La première chose que l’on remarque quand Gregory Groover Jr. porte son saxophone à ses lèvres, ce n’est pas la note elle-même, mais l’inspiration qui la précède, lente, profonde, presque méditative. Ce souffle semble absorber bien plus que de l’air. Ce qui suit tient moins du jeu musical que de l’invocation: une voix s’élève à travers le métal et le roseau, chaude, humaine, priante. Son instrument ne joue pas; il parle, il prie, il respire. Chaque phrase paraît la continuation d’un sermon murmuré il y a des générations, un écho venu des bancs de l’église Charles Street AME de Boston, où son père prêche depuis des décennies, et où Gregory a appris que le son, lorsqu’il est sincère, peut être une forme de grâce.
À trente-deux ans, Groover s’impose comme l’une des voix les plus singulières d’une génération de musiciens de jazz décidés à réinventer le langage de l’intérieur. Son nouvel album, “Old Knew”, est à la fois un retour et une révélation: un disque qui honore la tradition tout en affirmant l’urgence du présent. En surface, c’est un album d’une pureté classique: compositions fines, interplay ciselé, quintette soudé en dialogue permanent. Mais sous cette architecture familière circule une idée plus vaste : une foi dans le pouvoir du son, dans sa capacité à guérir, questionner, témoigner.
Son quintette réunit des musiciens d’une rare cohérence. Joel Ross au vibraphone apporte une lumière cristalline; le pianiste Paul Cornish, encore dans sa vingtaine, insuffle une énergie neuve; Kendrick Scott à la batterie et Harish Raghavan à la contrebasse, tous deux quadragénaires, enracinen l’ensemble dans une gravité tranquille. Ensemble, ils forment un organisme vivant, respirant, se mouvant dans une pulsation commune. L’album semble littéralement «vivant»: attentif, vibrant, toujours en mouvement.
«Je voulais que celui-ci sonne différemment, «Lovabye» avait un récit clair, une structure. «Old Knew», c’est une affaire de confiance: confiance dans les musiciens, dans l’instant, dans ce que je ressens», confie Groover.
Cette confiance, il la partage avec son producteur Walter Smith III, saxophoniste reconnu, ancien modèle devenu mentor et partenaire. Tous deux artistes Blue Note, enseignants au Berklee College of Music, ils incarnent ce fragile équilibre entre intellect et intuition, savoir et âme. Groover, aujourd’hui assistant du département d’ensembles de Berklee et directeur par intérim du Global Jazz Institute fondé par Danilo Pérez, porte cette double vocation: pédagogue et passeur, héritier et novateur.
«Greg a toujours eu ce lien profond avec le côté spirituel du son», témoigne Danilo Pérez. «Dans sa sonorité, il y a la voix du gospel. Il raconte à travers ses notes. Il y a de l’énergie, mais aussi une retenue: il est ancré, musicalement et émotionnellement.»
Cet enracinement plonge au cœur même de la tradition noire américaine. En 2019, son Negro Spiritual Songbook, Vol. 2 (The Message) revisitait les chants spirituels non comme des vestiges du passé, mais comme des prières vivantes, des formes de résistance et de foi incarnée. À la manière de Mary Lou Williams ou de John Coltrane, Groover y faisait du jazz une théologie en mouvement. «En grandissant, la musique était partout», dit-il. «J’ai appris qu’elle ne servait pas à impressionner, mais à témoigner. Le son pouvait rapprocher les gens de quelque chose de plus grand qu’eux.»
Mais «Old Knew» dépasse l’acte de dévotion. L’album médite sur la transmission et la transformation: comment hériter sans se figer, comment faire du vieux quelque chose de neuf. Le titre lui-même , «Old Knew», littéralement “l’ancien savait”, résume cette tension féconde entre mémoire et invention. Les morceaux y sont complexes sans ostentation, lumineux sans naïveté. On y perçoit une joie claire, un optimisme presque solaire qui rappelle l’élan exploratoire de Weather Report, mais là où ces pionniers cherchaient la transcendance dans l’électricité et l’abstraction, Groover la trouve dans l’humanité du souffle.
Il attribue cette chaleur à la confiance mutuelle de ses partenaires: «Quand on joue avec des gens qui écoutent vraiment, on n’a plus besoin de remplir les silences. On laisse la musique parler. C’est une question d’énergie collective, pas de contrôle.»
Cette énergie traverse tout l’album, de “Pulse of Knowing” à “Between Faith and Fire”: le rythme y devient révélation, chaque phrase suspendue entre méditation et élan. Rien ne s’y répète, tout avance, porté par un dialogue intergénérationnel où chaque musicien apporte sa mémoire et sa vision.
Groover, lui, navigue entre sacré et savoir. Fils de pasteur, professeur à Berklee, il incarne deux formes de vocation: le ministère et la transmission. Dans les deux cas, il s’agit d’écouter avant de parler. Son timbre, rond, expressif, presque vocal, dit cette double appartenance: il dialogue à la fois avec ses ancêtres et ses élèves. Pour lui, la création n’est pas un luxe mais une nécessité. «Créer, c’est comment je comprends ce que je vis,» explique-t-il. «C’est comment je rends grâce.»
Cette urgence traverse «Old Knew» comme un battement de cœur. Même dans ses silences, on sent le souffle du besoin de dire. Chaque note semble choisie, pesée, nécessaire. Et pourtant, l’ensemble ne sombre jamais dans la gravité: il respire la joie, cette joie subtile née de la confiance partagée entre musiciens. Une joie de gratitude, pour les mentors, pour les pairs, pour la tradition, pour la simple chance d’ajouter sa voix à la grande conversation du jazz.
«Je sais ce que je sais,» dit-il simplement. «Je fais confiance à ce que j’ai reçu. Mais je fais aussi confiance à la sagesse des autres. C’est ça, cette musique: elle n’est pas seulement à moi. Elle appartient à tous ceux qui l’ont rendue possible.»
Dans cette phrase réside tout le sens de «Old Knew»: le jazz, comme la foi, est à la fois personnel et collectif, ancien et toujours renaissant. La musique de Gregory Groover Jr. ne se contente pas d’affirmer cette vérité, elle la vit.
Et lorsque son saxophone s’élève une dernière fois, plein de souffle et de lumière, on croit entendre le passé et l’avenir se confondre dans un même éclat: un témoignage vibrant de ce que le jazz peut encore dire, quand il est joué avec conviction, humilité et amour.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 20th 2025
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Musicians :
- Joel Ross – vibraphone
- Kris Davis – piano
- John Lockwood – acoustic bass
- Charles Haynes – drum set
- Gregory Groover Jr. – leader/tenor sax
Track Listing :
- Spaces (3:27)
- 551 (7:00)
- Go for Broke (4:45)
- Rain Shall Fall (5:48)
- Retrogade (6:38)
- Sumner (3:03)
- Good Sir (5:07)
- Juanita and Betty (3:36)
- William and Vinson (4:40)
- Old Knew (7:33)
- Arrivals (2:02)
Recorded January 6, 2025 in New York City, NY, USA
Engineer: Chris Allen (recording) & Ryan Renteria (editing) & Michael Marciano (mixing/ mastering)
Producer: Walter Smith III & Jerry Teekens (executive)