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C’est une tendance discrète mais révélatrice dans le jazz contemporain: de plus en plus de musiciens choisissent de tourner leur regard non pas vers eux-mêmes, mais vers les compositeurs qui ont façonné leur imaginaire musical. Il y a dans ce geste à la fois de l’humilité et de la curiosité. Pour nombre d’artistes, revisiter l’œuvre d’un autre, c’est entreprendre une redécouverte, une manière de renouer avec l’histoire du jazz tout en la réinterprétant à travers un prisme moderne. Des arrangements intelligents peuvent redonner souffle à des pièces oubliées, permettant à la fois d’en honorer la mémoire et de les réinventer subtilement.
Le batteur et percussionniste Greg Burrows s’inscrit pleinement dans cette démarche avec la musique d’Ed Bonoff. Ce qu’il propose ici n’est pas un simple hommage, mais un véritable dialogue à travers le temps. Burrows aborde les compositions de Bonoff comme un vaste terrain d’exploration rythmique et émotionnelle, sondant leur pulsation intérieure sans jamais trahir la sophistication tranquille qui les anime. Le défi est de taille: habiter le monde musical d’un autre sans en altérer l’ADN. Pourtant, Burrows y parvient, trouvant un équilibre rare entre nostalgie et renouveau, entre l’intimité du souvenir et la joie de la redécouverte.
Ed Bonoff, aujourd’hui nonagénaire, n’appartient pas seulement au passé. En 2025, il continue de composer, d’arranger et de jouer, fidèle à son poste de batteur hebdomadaire au Arthur’s Tavern, dans le West Village de Manhattan, au sein du Creole Cookin’ Jazz Band. Sa présence y est presque mythique : un lien vivant avec une époque révolue du jazz new-yorkais. Bien avant Arthur’s, Bonoff fréquentait le Birdland originel, où il écoutait Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Bud Powell depuis le bord de la scène. À la fin des années 1960, après des décennies passées derrière les fûts, il se tourne vers la composition jazz, qu’il étudie avec rigueur et passion, développant une voix à la fois lyrique et sans artifice. Cette curiosité ne l’a jamais quitté.
Le lien entre Burrows et Bonoff est profond. Amis, collaborateurs et âmes musicales sœurs, ils partagent une même conviction: le rythme est une forme de récit. Admirateur de longue date du répertoire peu enregistré de Bonoff, Burrows a constaté que nombre de ses compositions n’avaient jamais été documentées correctement. Avec la bénédiction du maître, il décide d’y remédier. Début 2024, il réunit une poignée des meilleurs jazzmen new-yorkais, tous impatients de participer à un projet alliant respect historique et liberté créative. Les répétitions furent denses, mais joyeuses; les sessions d’enregistrement, autant des moments de découverte que de précision.
À l’écoute de ces nouveaux enregistrements, c’est la retenue qui frappe d’abord. Les pièces de Bonoff ne sont pas conçues pour mettre la batterie en avant. Elles se déploient comme des conversations, une musique de l’équilibre, où les lignes de cuivres et la souplesse mélodique portent la charge émotionnelle. Burrows en saisit d’instinct la structure: il laisse chaque solo surgir et se dissoudre naturellement, sans forcer le mouvement, laissant au contraire la musique respirer, scintiller, s’éteindre doucement.
Cette sensibilité n’a rien d’un hasard. Burrows est, au sens le plus noble, un explorateur du son, un musicien fasciné autant par la texture et la nuance que par le tempo. Dans un article pour Modern Drummer, il confiait: «J’ai étudié avec le grand Joe Morello (que nous avons malheureusement perdu récemment), Henry Adler, Gary Chester et Bob Moses à la batterie; Montego Joe et, brièvement, le légendaire Milton Cardona pour les percussions latines; et de nombreux autres enseignants. Je me concentre aujourd’hui sur la maîtrise de l’incroyable synthétiseur de batterie Korg Wavedrum, et j’explore les percussions traditionnelles, comme le jeu de cuillères et d’os, que l’on peut entendre dans la bande sonore que j’ai enregistrée pour une publicité télévisée nationale en avril 2011 pour les collations Gerber Yogurt Blends.» –On peut lire le texte intégral ici.
Cette curiosité pour des sources sonores non conventionnelles, analogiques ou numériques, anciennes ou futuristes, se traduit par une approche du jazz à la fois classique et expérimentale. Burrows ne considère pas les compositions de Bonoff comme des reliques à préserver, mais comme des organismes vivants, capables de s’adapter à de nouveaux contextes. Le résultat est une musique à la fois familière et surprenante, semblable à une photographie restaurée non pas dans ses couleurs d’origine, mais dans l’émotion qu’elle contenait.
Ce qui rend cette collaboration si singulière, c’est son absence totale d’ironie. À une époque où tant de jazz revivaliste se teinte de distance postmoderne, Burrows et Bonoff offrent quelque chose de bien plus simple, et infiniment plus rare: la sincérité. Il y a dans leur jeu une joie évidente, mais aussi une révérence palpable. On perçoit le respect mutuel, la chaleur d’une amitié traduite en musique.
En définitive, c’est une musique faite pour le plaisir, et rien d’autre, une œuvre qui ne cherche ni l’effet de mode ni la démonstration, mais célèbre la conversation durable entre deux batteurs, deux époques, deux visions de ce que le jazz peut encore signifier. Parfois, regarder en arrière est encore le geste le plus moderne qui soit.
Au final, le Bonoff Project de Greg Burrows apparaît comme un album conçu autant avec l’intelligence qu’avec le cœur. La production possède cette chaleur vintage, des médiums ronds, des cymbales balais flottant juste au-dessus du mix, une section rythmique qui respire comme un vieux quartet Blue Note, mais le phrasé et la conception sonore demeurent résolument modernes. Ce n’est pas une pièce de musée; c’est un dialogue entre les décennies.
La cohésion de l’ensemble est remarquable, notamment chez les cuivres, qui naviguent dans les harmonies complexes de Bonoff avec une grâce discrète. La batterie de Burrows reste conversationnelle, précise, empathique, jamais démonstrative, toujours à l’écoute. On pourrait souhaiter quelques moments de risque supplémentaire, un élan où Burrows se lâche totalement, mais cette retenue fait aussi partie de la philosophie du projet : il s’agit d’interaction, non d’ego.
Le résultat est un disque doucement lumineux, plein de petites révélations. Il récompense les écoutes répétées, ses plaisirs se déployant comme un dialogue nocturne dans un club feutré. Si le monde du jazz est juste, cet album ravivera non seulement l’intérêt pour les compositions d’Ed Bonoff, mais rappellera aussi que Greg Burrows compte parmi les batteurs, et les conteurs musicaux, les plus réfléchis de sa génération.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 22nd 2025
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Musicians :
Greg Burrows – Batterie et percussions
Tim Armacost – Saxophones ténor et soprano
Gary Smulyan – Saxophone baryton
John Fumasoli – Trombone
Al Orlo – Guitare (4)
Hiroshi Yamazaki – Piano
Rich Zurkowski – Contrebasse
Track Listing :
- Piazza Navona
2. Meatloaf and Margaux
3. It Just Gets Better
4. Shout ’Em, Aunt Tillie (Duke Ellington)
5. Spruce Alley
6. Let’s Not Wait
7. Ellington/Strayhorn Medley (Duke Ellington/Billy Strayhorn)
8. Le Corbeau de Chavignol
9. Acadian Nights
10. Mitosis