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Dans le monde contemporain du jazz, de plus en plus transnational, où les artistes circulent entre continents et idiomes avec la même aisance que les auditeurs passent d’une plateforme à l’autre, Francesca Prihasti s’impose comme une figure discrètement fascinante. L’Indonésie n’est pas encore le premier pays auquel on pense lorsqu’on trace la carte des nouvelles voix du jazz new-yorkais, une ville qui attire depuis longtemps des musiciens venus de Corée, d’Israël, du Brésil ou d’Europe du Nord. Et pourtant, Prihasti, avec son jeu de piano mesuré et la clarté de son écriture, apporte une voix singulière à cette émergence sud-asiatique qui redessine peu à peu les contours du jazz mondial.
À l’écoute de ses nouvelles compositions, rien n’indique d’emblée ses origines. La musique parle plutôt la langue de quelqu’un qui a absorbé plusieurs traditions, le lyrisme de la musique classique européenne, certaines tensions harmoniques héritées du rock, et la méditation propre au jazz moderne, avant de les recomposer dans une grammaire qui sonne personnelle plutôt que dérivée. Ses pièces s’ouvrent comme les chambres d’un édifice savamment conçu: les lignes se répondent, les rythmes se déploient avec subtilité, les mélodies avancent selon une logique presque narrative.
Son univers harmonique emprunte souvent des couleurs impressionnistes, des intervalles qui évoquent Debussy ou Ravel sans jamais les citer, des progressions qui se déplacent avec une asymétrie douce, des schémas qui suspendent un instant la gravité avant de retomber avec naturel. Ses rythmes, en revanche, portent une autre signature: clairs, ancrés, délicatement moteurs, souvent construits sur des motifs qui évoluent au lieu de se répéter. On comprend sans peine comment la précision de son écriture et de ses arrangements lui a valu d’être sélectionnée en 2017 pour représenter le département de jazz de l’Université de New York au Costa Rica avec le East Eleventh Collective. Il y a dans sa musique une rigueur architecturale, précise sans être rigide, ambitieuse sans ostentation.
Et pourtant, malgré cette complexité, rien dans la musique de Prihasti ne cherche à impressionner. Elle s’adresse plutôt à l’auditeur avec la confiance calme d’un horloger suisse: chaque pièce est calibrée, chaque transition pensée, chaque silence porteur de sens. À la première écoute, la musique semble sereine. À la deuxième, on découvre une mécanique subtile. À la troisième, on commence à percevoir le récit qu’elle raconte, un récit fondé non sur l’éclat mais sur la tension délicate entre lumière et ombre.
Cette subtilité s’apprécie pleinement dans des conditions d’écoute adaptées. Un système HIFI de qualité ou un équipement studio équilibré n’est pas ici un luxe, mais une porte d’entrée vers l’univers sonore qu’elle construit. Les textures effleurées, les harmoniques en dialogue, les micro-respirations entre le piano et la guitare, tout gagne à évoluer dans un espace fidèle aux nuances et à la précision des interprètes. À une époque où beaucoup écoutent la musique sur des haut-parleurs d’ordinateur, l’œuvre de Prihasti rappelle que certains albums demandent — et récompensent, une écoute attentive.
Le parcours discographique de Prihasti se déploie déjà à travers trois albums révélateurs :
- Adriana (2019) : Nic Vardanega (guitare), Drew Gress (contrebasse), Josh Roberts (batterie), Alan Ferber (trombone), Dave Pietro (saxophones), Mike Rodriguez (trompette & bugle)
- Evolving (2016) : Nic Vardanega (guitare), Rodney Green (basse), Orlando Le Fleming (batterie)
- Night Trip (2015) : Ulysses Owens Jr. (batterie), Marco Panascia (contrebasse), Nic Vardanega (guitare)
Avoir Ulysses Owens Jr. sur un premier album est déjà un gage de reconnaissance silencieuse, le signe qu’un musicien est pris au sérieux par ses pairs. Mais le fil le plus révélateur reste peut-être la présence constante du guitariste Nic Vardanega, le seul musicien présent sur l’ensemble des enregistrements de Prihasti, et de nouveau une voix essentielle sur le prochain album annoncé pour le 9 janvier 2026. Leur partenariat relève moins de l’habitude que du dialogue prolongé. Leurs différences culturelles restent audibles, mais dans le meilleur sens du terme: elle, avec son sens narratif et sa clarté classique; lui, avec un jeu de guitare qui oscille entre transparence et chaleur. Ensemble, ils forment l’une des véritables lumières de l’album.
Le cœur émotionnel du disque naît toutefois de la confiance qu’elle accorde à ses musiciens. On l’entend avec une intensité particulière sur le troisième morceau, «Reason and Will», où la batterie surprend non par la démonstration mais par l’intention, chaque geste précis, chaque accent nécessaire, transformant la complexité en quelque chose qui respire. Le titre suivant, «Laura», apparaît porté par une ligne de contrebasse qui semble tisser un sortilège en temps réel, élargissant le champ émotionnel tout en ancrant le récit.
Derrière ce récit se trouve une équipe d’ingénieurs qui ont façonné l’empreinte sonore de l’album avec une remarquable sensibilité. Peter Karl, d’Acoustic Recording, capture chaque instrument avec un réalisme presque intime, permettant d’entendre non seulement les notes mais les textures, le contact entre le bois et la corde, la résonance du registre grave du piano, l’épanouissement d’un accord de guitare. Son travail minutieux est ensuite respecté — plutôt que transformé, par le mastering de Tyler McDiarmid, dont la finesse préserve l’intégrité dynamique du disque. Dans un monde où tant d’albums sont mixés pour l’algorithme, leur retenue a quelque chose de presque radical.
On juge souvent un album de jazz à ses solos, à son écriture ou à son ambition conceptuelle. Celui-ci rappelle qu’un grand enregistrement est un écosystème. Il commence par des compositions imaginatives, se poursuit avec des musiciens qui écoutent autant qu’ils jouent, et s’achève grâce à des techniciens qui, dans le silence, permettent à la musique de parler sans artifice. Le nouvel album de Francesca Prihasti est un tel écosystème, une œuvre de conviction tranquille dans un monde saturé de bruit, un rappel du pouvoir de la nuance à une époque où la nuance est trop souvent négligée.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 20th 2025
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To buy this album (January 9, 2026)
Musicians :
Francesca Prihasti, piano
Nic Vernadega, guitar
Drew Gress, double bass
Nick Brust, alto & soprano saxophone
Track Listing :
In Between
Beneath The Sun
Reason And Will
Laura
T’ill We Have Faces
Unanswered Questions
Fortitude
