FLETCHER HENDERSON – Les Trompettes de Fletcher 1923-1941

Frémeaux & Associés / Socadisc
Jazz
FLETCHER HENDERSON - Les Trompettes de Fletcher 1923-1941

Si l’on devait comparer l’histoire du jazz à celle de la civilisation judéo-chrétienne, disons que cette collection nous ramènerait peu ou prou à l’aube de la Renaissance. En effet, son Antiquité résiderait sans doute à l’époque des field-hollers, ces chants qu’ânonnaient les esclaves durant les pénibles travaux des champs, et son Moyen-Âge débuterait avant le vingtième siècle, aux prémisses du blues, pour s’achever à l’avènement du ragtime. Au tout début des années folles, ces fameuses “roaring twenties” qui succédèrent à la première guerre mondiale, les grandes métropoles américaines qu’étaient alors déjà New-York, Chicago, Kansas City et la Nouvelle-Orléans pullulaient d’une faune de viveurs assoiffés de plaisir, sur la lie desquels prospérait un demi-monde de souteneurs, bookmakers, trafiquants et semi-mondaines. Les clubs de Harlem et de Hell’s Kitchen étaient les lieux de prédilection d’un tel brassage, sous la coupe de gangsters notoires auxquels ils servaient à la fois de couvertures et de quartiers généraux. C’est à partir de ces lieux torves, délurés et le plus souvent joyeux que le jazz opéra l’une de ses premières mutations. Bien rémunérée, nourrie et cajolée, une noria de musiciens animait ces repaires sept jours sur sept, et quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, accompagnant les spectacles licencieux, et couvrant au besoin les vociférations des joueurs et parieurs clandestins. C’est dans cet Enfer de Dante que vint se perdre dès 1920 un jeune laborantin débarqué de sa paisible Georgie natale, et destiné à une prometteuse carrière d’ingénieur chimiste. Issu d’un cocon afro-américain progressiste, Fletcher Henderson y avait été hissé tout jeune (comme ses frères et sœurs) sur un tabouret de piano, et c’est cette empreinte familiale qui détermina finalement sa destinée. De file d’attente en aiguille de phono, le jeune pianiste se trouva bientôt leader de son propre orchestre de danse. Orchestre et non plus combo, puisqu’au gré des exigences croissantes d’un public excité par la concurrence féroce à laquelle se livraient alors les clubs, la surenchère sonore suscitait une inflation significative des formations. Tandis que ce bon Fletcher repérait (et débauchait souvent) les meilleurs solistes de la place, la technologie franchissait de nouveaux caps: l’enregistrement phonographique, jusqu’alors balbutiant, accomplissait d’impressionnants progrès, tandis que poussés par la frénésie qui s’emparait des danseurs sur la piste, les musiciens se lançaient dans d’audacieuses improvisations permettant d’étirer la durée des morceaux. Signe des temps, l’un des premiers batteurs de Fletcher Henderson, Joseph “Kaiser” Marshall, bricola un tube coulissant actionné au pied (sur le modèle de la pédale de grosse caisse), permettant à une cymbale de s’ouvrir et se refermer en rythme sur sa jumelle retournée. On baptisa cet ustensile digne du concours Lépine “le charleston”, et un pas décisif vers la batterie moderne fut dès lors franchi… Ce lascar n’était par ailleurs jamais avare de bruitages désopilants sur les breaks, tels ceux dont il orne les trépidants “Sweet Thing” et “Hop Off”. Si les deux premiers CDs de ce triptyque proposent d’exubérantes plages de danse, en alternance avec celles où Fletcher Henderson et ses sbires accompagnent certaines des chanteuses historiques du blues originel (des grandes Bessie Smith et Ma Rainey à Ethel Waters, en passant par Maggie Jones, Evelyn Thompson et Trixie Smith), son troisième volet révèle un artiste en quête d’une expression plus personnelle. Pour situer l’importance de ce band leader paradoxal (alliant exigence artistique et incurie, existence dissolue et frénésie créative), il suffit d’énumérer quelques uns des brillants solistes qui transitèrent par son orchestre au cours de ses deux décennies d’apogée : Fats Waller, Roy Eldridge, Coleman Hawkins, Red Allen, Joe Smith, Tommy Ladnier, Bobby Stark, Rex Stewart, ainsi que les trombonistes Benny Morton et Jimmy Harrison, le clarinettiste Don Redman et même le cornet de Louis Armstrong en personne, un temps exfiltré de New-Orleans. Cette collection permet de mesurer le rôle fondamental qu’exerça Henderson dans la transition entre l’art de pionniers tels que King Oliver, et ce jazz orchestral qu’achevèrent de populariser ensuite Tommy Dorsey, Benny Goodman et des esthètes plus sophistiqués comme Duke Ellington et Count Basie. Si l’écoute néophyte de ces 71 faces évoquera parfois le répertoire délibérément suranné de Leon Redbone, Bob Brozman et CW Stoneking, leur spectaculaire restauration (affranchissant l’auditeur du funeste cachet “coin-coin” de nombre de rééditions, où l’on entend crapoter l’aiguille du phono sur des sillons éreintés) procure l’impression surnaturelle de se trouver en studio parmi ces joyeux drilles en frac, et de humer auprès d’eux la fin inéluctable de la prohibition. Il va sans dire que le copieux livret (signé des érudits thermaux Laurent Verdeaux et Didier Périer) achève de nous éclairer sur ce volet encore trop souvent négligé de l’histoire du jazz.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, May 15th 2020