| Blues |
Par un après-midi glacial à Stockholm, plus tôt cet hiver, cette lumière du Nord qui se dissout dans les fenêtres du studio comme une aquarelle pâle, Eric Bibb était assis avec sa guitare, ajustant silencieusement une phrase que le producteur Glen Scott façonnait encore derrière la console. C’était l’un de ces instants où le temps semble se replier sur lui-même, quand un artiste, après une carrière déjà bien remplie, atteint quelque chose de familier et pourtant étonnamment nouveau. Ce fut notre première rencontre avec One Mississippi, le très attendu retour discographique de Bibb, dont la sortie est annoncée pour le 30 janvier. Même sous cette forme encore inachevée, on comprenait déjà que l’album appartiendrait à cette catégorie rare d’œuvres profondément enracinées, mais capables de révéler l’inattendu. Et bientôt, les auditeurs de Bayou Blue Radio pourront eux aussi s’y plonger.
Enregistré en Suède, One Mississippi réunit un ensemble remarquable: Robbie McIntosh aux guitares slide, dobro et résonateur; Paul Jones à l’harmonica; Sven Lindvall au tuba; et Eric Bibb au chant et à la guitare acoustique. La chimie entre eux est immédiate, presque palpable. «Je suis ravi d’avoir Paul Jones et Robbie McIntosh à mes côtés», confie Bibb. «Muddy Waters est l’un de mes morceaux préférés. La production de Glen Scott est une véritable leçon de funk.» L’album, ajoute-t-il, est à bien des égards une lettre d’amour, adressée non seulement au Mississippi, à son héritage musical, mais aussi aux histoires, aux douleurs et aux victoires qui longent ses rives comme des strates géologiques.
Retracer la trajectoire artistique de Bibb, c’est reconnaître l’héritage qu’il porte. Il a grandi dans un foyer où l’engagement civique n’était pas une idée abstraite mais une pratique quotidienne, son père marchait aux côtés du Dr Martin Luther King Jr., une proximité avec l’histoire qui a façonné sa vision du monde bien avant qu’il ne trouve sa propre voix. On entend cet héritage dans son écriture: une clarté morale, un sens de la mémoire, un phrasé que l’on sent pesé et mûri. Son blues est moderne, réfléchi, chargé d’intention. Chaque mot semble l’ombre portée d’une méditation. Chaque note surgit comme la conséquence audible d’années de vie, de pensée, d’observation.
Dans le paysage musical actuel, One Mississippi se distingue précisément parce qu’il refuse d’être défini par une seule identité. Bien que le blues en soit la colonne vertébrale, Bibb, à l’image de Keb’ Mo’ et de ces artistes pour qui le genre est un point de départ plutôt qu’une frontière, circule avec une élégance tranquille entre plusieurs mondes sonores. L’album porte des traces de folk, des couleurs harmoniques héritées du jazz, une urgence syncopée venue du funk. Certaines transitions sont si naturelles qu’elles semblent contenir des influences impossibles à nommer.
Ce qui ancre cependant le disque, c’est son intimité. Sur plusieurs titres, Bibb adopte un ton presque confidentiel, comme s’il s’adressait directement à l’auditeur, assis autour d’un feu ou à une table de cuisine. Sous cet angle, One Mississippi évoque ces productions discrètes mais méticuleuses de la fin des années 70 et du début des années 80, des albums conçus non pour impressionner mais pour durer, avec des mélodies ciselées et des arrangements à la fois simples et saisissants. Rien de tapageur ici; aucune fioriture inutile. La force du disque réside dans sa limpidité.
Une écoute attentive révèle l’architecture interne du projet. «Muddy Waters», déjà évoqué, sert de point d’ancrage: à la fois hommage et réinvention. Un autre titre, «Godown O’Hanna», plonge plus profondément encore dans le réservoir émotionnel de Bibb: un cri cœur, porté par une instrumentation épurée et une voix qui résonne longtemps après la dernière note. Tout au long de l’album, on perçoit les artistes qui ont formé son paysage intérieur: la précision narrative de Dylan, l’exigence morale de Baez, la tendresse militante de Seeger, la gravité d’Odetta, la chaleur de Richie Havens, l’élasticité de Taj Mahal. Ces influences ne s’affichent jamais comme des citations, mais comme des échos, subtilement tissés dans la texture musicale.
Et pourtant, la réussite la plus remarquable de One Mississippi tient peut-être à sa capacité d’habiter plusieurs temporalités en même temps. C’est un album qui regarde vers l’arrière, vers les histoires du Mississippi, vers les maîtres du blues qui les ont portées, vers l’histoire familiale de Bibb. Mais il regarde aussi vers l’avant, affirmant que le blues n’est pas une archive figée mais un art vivant, capable d’absorber et de refléter les turbulences de notre époque. À un moment où les identités culturelles semblent fragmentées, Bibb offre un rare sentiment de continuité.
Après plusieurs écoutes, car One Mississippi ne se laisse pas saisir d’un seul coup, on comprend que sa richesse tient autant à sa construction qu’à sa patience. Bibb ne précipite rien. Il invite l’auditeur à ralentir, à habiter la musique plutôt qu’à la consommer. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut toujours écouter le blues, tout comme le jazz ou la musique classique: en profondeur, avec attention, avec la volonté de découvrir à chaque fois un nouvel éclairage.
S’il ne devait y avoir qu’un album de blues à retenir pour 2026, One Mississippi pourrait bien être celui-là. C’est un disque de substance et d’esprit, façonné par l’histoire mais ouvert à la réinvention. Et il nous rappelle, avec calme mais puissance, pourquoi Eric Bibb demeure l’une des voix les plus profondément résonantes de la musique américaine contemporaine.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 11th 2025
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To buy this album (January 30, 2026)
Tracklist:
01 One Mississippi
02 Muddy Waters
03 This One Don’t
04 Didn’t I Keep Runnin’
05 Go Down Ol’ Hannah
06 It’s A Good Life
07 No Clothes On
08 Crossroads Marilyn Monroe
09 New Window
10 If You’re Free
11 Change
12 Waiting On The Sun
13 Show Your Love
14 We Got To Find A Way
Musician Credits:
Eric Bibb – Lead Vocals, Acoustic Guitar, Banjo, 6-String Banjo, 12-String Acoustic Guitar, Nylon-String Guitar.
Glen Scott – Drums, Percussion, Bass, Electric Guitar, Acoustic Guitar, Piano, Hammond Organ, Wurlitzer, Clavinet, Synths, MiniMoog, Melodica, Brass Programming, String Programming, Crowd, Backing Vocals.
Robbie McIntosh – Electric Guitar, Slide Guitar, Dobro, Resonator, Angelus Guitars, Electric Solo Guitar.
Esbjörn Hazelius – Fiddle, Octave Fiddle.
Zosha Warpeha – Hardanger Fiddle.
Staffan Astner – Additional Electric Rhythm Guitar.
Greger Andersson – Harmonica.
Paul Jones – Harmonica.
Sven Lindvall – Tuba.
Bendjii Allonce – Congas.
Sara Bergkvist Scott – Backing Vocals, Crowd, Handclaps.
Shaneeka Simon – Backing Vocals, Crowd, Handclaps.
Album Credits:
Produced, Arranged, Mixed & A&R: Glen Scott.
Executive Producer: Jesper Wikström.
Engineers: Glen Scott.
Additional Engineers: Robbie McIntosh, Esbjörn Hazelius, Staffan Astner, Zosha Warpeha, Chris McGreevy, Greger Andersson, Piers Mortimer @ Headline Studios.
Mastered by: Larry O’Malley – Audiobec Canada.
String Arrangements & Orchestration: Glen Scott.
Recorded & Mixed at: Hackspett Studios, Läby, Uppsala.
Label Management: SGO Music.
Product Management: Glen Scott, Sophia Ongley.
Artwork Photography: Jan Malmström.
Artwork Design: Jan Malmström.
Artist Management: R.A.M (Repute Artist Management).
Artist PA: Ulrika Bibb.
Videography: Jesper Wikström & Glen Scott – R.F.P (Repute Film Productions).
Lyric Videos: Shaye Smith – customlyricvideos.com.
Additional Photography & Videography: Ulrika Bibb, Daniel Eberhöfe (Blues Fever Festival, Vienna).
Publishers: IAX Music Publishing Ltd / SGO Music Publishing Ltd, BMG UK Ltd.
