Jazz moderne |
Ce n’est sans doute pas l’album le plus évident de l’année, et il ne cherche pas à l’être. Il ne s’impose pas par des refrains accrocheurs ni par un concept facile à résumer. Mais c’est précisément dans son refus de la facilité qu’il exige notre attention. Conceivable Directions est l’œuvre d’Enrike Haneine, multi-instrumentiste, compositeur et penseur dont la trajectoire échappe à toute classification. Ce qu’il propose ici n’est pas un simple disque, mais une sculpture sonore abstraite, une collection d’idées à la fois cérébrales et sensibles, solidement ancrées et pourtant insaisissables.
Le parcours d’Haneine ressemble à une véritable cartographie de la musique populaire moderne en Amérique latine et bien au-delà. Producteur musical pour Televisa, il a façonné la bande-son de programmes télévisés et d’œuvres de divertissement de grande diffusion. Comme directeur, arrangeur et collaborateur de stars telles que Ricky Martin, Sasha, María del Sol, Chantal ou encore Muñecos de Papel, il a navigué dans le monde exigeant et hypermédiatisé de la musique commerciale. Ses tournées l’ont conduit au Mexique, en Amérique centrale, en Amérique du Sud, ainsi qu’aux États-Unis, au cœur de multiples industries musicales. Qu’il ait non seulement survécu mais aussi forgé sa propre voix dans un tel environnement est remarquable; qu’il choisisse aujourd’hui de publier un album aussi intransigeant que celui-ci l’est encore davantage.
À lire sa biographie dans le détail, on comprend rapidement qu’il est impossible de « situer » Haneine dans un seul territoire musical. Son vocabulaire artistique embrasse le jazz, la composition contemporaine, l’improvisation et les traditions dites «world». On y retrouve la rigueur de l’avant-garde, mais aussi l’élan spontané de l’improvisation et l’ouverture aux folklores. Ses orchestrations de cuivres, notamment, portent la marque indélébile de la musique mexicaine, où les instruments à vent ne sont pas seulement des couleurs orchestrales mais des voix d’urgence, d’énergie populaire et d’expression collective.
Ce refus d’appartenance à une école unique n’a rien d’un hasard. Né à Mexico dans une famille d’origine libanaise, Haneine incarne une pluralité culturelle. Ses racines annoncent déjà un métissage d’identités; sa musique en est l’accomplissement. Dans Conceivable Directions, l’auditeur est invité à renoncer aux catégories pour entrer dans un univers sonore où les influences surgissent fugitivement, où l’intention culturelle se cache dans le contour d’une phrase ou dans l’accent déplacé d’un rythme. Écouter devient moins une question de reconnaissance qu’une question de navigation: suivre une boussole dont l’aiguille ne cesse de bouger.
La liste des musiciens aux côtés desquels Haneine a joué est vertigineuse: Joe Hunt, Joe Lovano, Jon Faddis, Wynton Marsalis, Mark Feldman, NEA Jazz Master Candido Camero, Rubén Blades, Dave Valentín, Bobby Sanabria (percussionniste de l’année pour le JJA Jazz Award et nommé aux Grammy Awards), Sheila E, Harvie S, Ingrid Jensen, Hugh Fraser, Phil Nimmons, Dave Pietro, Dave Schroeder, Mark Shim, Tyshawn Sorey, Christophe Schweizer, Eliot Zigmund, Vince Cherico, Bruce Gertz, Vic Juris, Larry Harlow, Jeff Lederer, Chembo Corniel, Orlando Marín, Ray Vega, John Benítez, Rubén Rodríguez, Richie Morales, Rafael Cruz, Antonio Sánchez… La liste est longue, mais éloquente: elle révèle un musicien respecté par ses pairs dans une diversité de traditions étonnante, un caméléon dont l’adaptabilité naît non pas du compromis mais d’une curiosité profonde.
La qualité la plus frappante de Conceivable Directions reste toutefois son exigence envers l’auditeur. Ce n’est pas une musique qui se laisse consommer passivement : elle demande participation, disponibilité. Par moments, l’expérience peut paraître éprouvante — surtout pour ceux qui portent en eux la mémoire des voyages ou des déplacements culturels. Les structures changent brutalement; le récit est fragmenté. Mais dans cette fragmentation se dessine une cohérence, une histoire racontée par éclats plutôt que par chapitres. En ce sens, Haneine est moins un interprète qu’un dramaturge, qui traite le studio comme une scène où le son devient tour à tour personnage, conflit et résolution.
Il faut aussi rappeler son impressionnant parcours académique: quatre diplômes à son actif. Cela pourrait laisser craindre une musique trop intellectuelle, mais ce serait se tromper. Sa formation offre un cadre, certes, mais son art respire avant tout l’expérience vécue: le goût de transmettre, le courage de se réinventer sans cesse, la volonté d’assumer l’opacité lorsqu’elle sert l’authenticité. Là où d’autres cherchent la clarté, Haneine choisit l’ambiguïté ; là où l’on attend l’accessibilité, il propose la densité. Mais derrière ces choix, jamais d’arrogance: seulement une invitation à écouter plus attentivement, à rencontrer la musique à mi-chemin.
Bien sûr, certains déclineront cette invitation. Ceux qui attendent un jazz rassurant, balisé par ses archétypes familiers, resteront sans doute au bord de la route. Mais pour ceux qui acceptent de se confronter à l’inconnu, de suspendre leurs préjugés et de considérer l’écoute comme un véritable acte de collaboration, la récompense est immense. Conceivable Directions enrichit non seulement la compréhension que l’on peut avoir d’Enrike Haneine, mais aussi notre conception même de ce que la musique peut être lorsqu’elle s’affranchit des frontières.
Ce qui domine, au final, ce n’est pas seulement la virtuosité ni même l’innovation, mais l’amour. Amour de la vie, amour de la musique, amour des cultures qui l’ont formé, amour de la quête elle-même. À une époque où tant d’enregistrements semblent conçus pour des playlists de streaming ou des écoutes rapides, Haneine ose proposer bien davantage : une œuvre qui refuse l’évidence, qui récompense la patience, et qui affirme haut et fort que la musique reste un acte d’art, pas seulement de divertissement.
Ce n’est pas un album facile, et il ne cherche pas à l’être. Mais c’est un album important.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, August 17th 2025
Follow PARIS-MOVE on X
::::::::::::::::::::::::
To buy this album (September 5, 2025)
Musicians:
Thomas Herberer, Trumpet
Kik Knuffke, cornet
Christof Kniche, bass clarinet
Jay Anderson, acoustic Bass
Enrique Naneine, drums, tambourine
Tracklisting:
Inconceivable Truth
New Notion
Flour Ahead
Unique Array Of Swirls
Perpetual Insights
Thirteen Level Indifference
Sparkles Dimensions
Irrelevant Own Design
Never Stranded
Tended
Without a Single Word
Very Slick
Nuances Of Intuition