| Jazz |
Certains titres d’album ne sont que de simples étiquettes. D’autres, plus rares, agissent comme de véritables clés, capables d’ouvrir presque instantanément l’expérience d’écoute. Celui-ci appartient clairement à cette seconde catégorie. Dès les premières mesures, la musique épouse son intitulé avec une telle évidence qu’il ne s’agit plus d’un concept, mais d’une réalité vécue, un son façonné par la mémoire, le mouvement et l’expérience accumulée. Cette cohérence n’a rien d’un hasard. Le musicien à l’origine de ce projet figure parmi les artistes les plus polyvalents de la scène new-yorkaise, un trompettiste dont le parcours s’est construit à travers un spectre musical exceptionnellement large.
Aussi à l’aise dans le jazz, qu’il s’agisse de big bands ou de petites formations, que dans le R&B et la pop, les musiques latines, le répertoire symphonique ou les fosses d’orchestre de Broadway, il s’est imposé comme un musicien de premier plan, capable de s’adapter à presque tous les contextes stylistiques. Cette capacité d’adaptation irrigue profondément cet album. À mesure que la musique se déploie, elle sollicite non seulement l’écoute attentive, mais aussi une réponse presque physique, cinématographique. Il est facile d’imaginer le mouvement accompagner ces pièces, une impression renforcée par la pochette, qui évoque l’élégance abstraite de la danse contemporaine. La comparaison pourrait un instant convoquer l’univers d’une chorégraphe comme Carolyn Carlson, mais elle s’arrête rapidement : musicalement, l’album s’ancre dans un territoire bien plus résolument jazz.
Le projet s’inscrit avant tout dans le champ du jazz moderne, nourri du langage post-bop et ouvert aux formes de l’orchestre contemporain et du jazz fusion. Il est cependant traversé par une sensibilité presque ballettique, oscillant entre rigueur classique et liberté contemporaine. L’album se déploie en treize tableaux distincts, chacun fonctionnant comme une vignette, urbaine, intime, et discrètement narrative. Ces pièces évoquent des fragments de vie: des rencontres, des lieux, des conversations, et surtout des relations musicales. Les nombreux musiciens d’exception avec lesquels le trompettiste a collaboré au fil des années laissent ici leur empreinte, non par imitation, mais par assimilation. De ce fait, l’album échappe à toute catégorisation simpliste; son identité stylistique naît précisément de la densité de ses influences.
Ce foisonnement trouve son point d’ancrage dans une maîtrise totale de la composition et de l’écriture orchestrale. Il s’agit d’un disque qui ne se livre pas entièrement à la première écoute. Des impulsions rythmiques d’inspiration latine apparaissent rapidement, mais elles cèdent bientôt la place à un jeu plus complexe d’idées: métriques mouvantes, harmonies superposées, passages d’ensemble soigneusement sculptés. La couleur et l’atmosphère jouent un rôle narratif central, transportant l’auditeur à travers des géographies et des traditions diverses, sans jamais donner le sentiment de l’artifice. Des moments de jazz fusion surgissent avec une élégance remarquable, non comme des clins d’œil nostalgiques, mais comme des éléments constitutifs d’un langage résolument contemporain. Pris dans leur globalité, ces morceaux dessinent une identité musicale spatiale, presque tridimensionnelle, comme si le musicien composait non seulement dans le temps, mais aussi dans la profondeur.
La force principale de l’album réside précisément dans cette richesse et cette pluralité stylistique. Pour en saisir pleinement la portée, une certaine familiarité avec le vocabulaire du jazz, les formes classiques et les musiques du monde constitue un atout. Chaque composition en contient des traces, allant parfois jusqu’à frôler des grooves aux accents reggae, filtrés par un prisme jazz. Ces franchissements de frontières ne relèvent ni du gadget ni de l’esbroufe. Ils s’imposent au contraire avec un grand naturel, reflet d’un musicien façonné par des décennies d’immersion stylistique. Ce faisant, l’album convoque une mémoire musicale collective et transculturelle, dans laquelle chaque auditeur peut reconnaître quelque chose de familier, tout en étant entraîné vers des territoires nouveaux.
Il y a ici de quoi séduire un large public: des architectures rythmiques solides, une écriture exigeante, des solos instrumentaux expressifs et finement construits, ainsi qu’un léger parfum de nostalgie, jamais mélancolique ni désespéré. La musique ouvre des portes vers de multiples univers sonores tout en conservant un fil narratif clair. Ample sans excès, ambitieuse sans perdre son intimité, cette œuvre s’impose comme une déclaration de maturité, un album qui reflète non seulement l’étendue du parcours de son créateur, mais affirme aussi sa place dans le paysage du jazz contemporain.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 28th 2025
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Musicians :
Eddie Allen and PUSH:
Eddie Allen – trumpet
Jonathan Beshay – tenor sax
Misha Tsiganov – keyboards
Tyler Bullock II – piano
Kenny Davis – acoustic bass
EJ Strickland – drums
Special Guest:
Steve Turre – trombone
Track Listing :
1 Rhythm People 7:31
2 Between the Darkness and the Dawn 6:06
3 Maurice’s Interlude 1:20
4 Maurice 6:13
5 Mood Indigo 4:09
6 Daybreak 4:19
7 Worth Saying 6:05
8 The Journey 7:03
9 Our Day Will Come 7:22
10 Psalms 150 1:38
11 7 Days 5:27
12 Eve’s Deception 7:38
13 Eve’s Deception (Shout Reprise) 0:45
All music comp. & arr. by Eddie Allen (Edjalen Music Publishing Co., BMI) except:
“Mood Indigo” by Duke Ellington (EMI Mills Music, Inc. & Sony/ATV Harmony), arr. Allen
“Our Day Will Come” by Hilliard & Garson (Better Half Music & Universal Music Corp.), arr. Allen
“Maurice’s Interlude” by Misha Tsiganov (Tsiganov Music, BMI)
Produced by Eddie Allen
Recorded by David Amlen at Sound On Sound Studios, Montclair, NJ, November 6 & 7, 2023
Mixed & mastered by David Kowalski at Teaneck Sound, Teaneck, NJ
Band photos by Nick Carter
Cover design & layout by John Bishop