Duo Reflections – La Tregua (FR review)

Self Release – Street Date : October 24, 2025
Jazz
Duo Reflections - La Trega

Il existe des albums qui se contentent de présenter de la musique, et d’autres qui proposent une idée, une vision de ce que la musique peut être. La Tregua, la nouvelle collaboration entre le guitariste Leandro Lopez-Nussa et le pianiste Sylvain Rey, appartient sans équivoque à la seconde catégorie. Ce n’est pas du jazz au sens conventionnel du terme, ni de la musique classique pure, ni même de la «world music» selon l’étiquette habituelle. C’est un hybride, une forme nouvelle qui puise généreusement dans ces trois traditions et les distille en un langage singulier, à la fois ancien et futuriste, intime et expansif.

Dès les premières notes, on pressent une grammaire nouvelle: des phrases suspendues dans le silence, des rythmes qui se déploient avec la lenteur d’un rituel. De la musique classique, Lopez-Nussa et Rey ont retenu l’art de travailler entre les silences, de laisser respirer l’espace comme un élément essentiel de la composition. Chaque note tombe avec la précision d’un maître orfèvre, sans rigidité, jamais décorative. De la musique du monde, ils empruntent les pulsations de traditions lointaines, les cadences afro-latines, les réminiscences méditerranéennes, les couleurs modales venues d’Orient. Et du jazz, ils conservent l’inquiétude créative, la recherche du risque, l’art du dialogue plus que du monologue, cette capacité de transformer l’incertitude en beauté.

Sur le papier, l’association pouvait sembler improbable. Le piano et la guitare sont deux instruments qui, souvent, se concurrencent plus qu’ils ne se complètent: l’un, massif, percussif, apte à dominer l’espace harmonique; l’autre, fragile, intime, parfois condamné à disparaître sous le poids sonore du clavier. Pourtant, Lopez-Nussa et Rey font de cette opposition le cœur même de leur esthétique. Ce qui aurait pu être affrontement devient conversation ; ce qui semblait contradiction se révèle complémentarité. La guitare devient tantôt personnage, tantôt décor, parfois même conscience intérieure du piano.

Cette langue commune ne s’est pas forgée du jour au lendemain. Elle plonge ses racines dans leur précédent album, paru en 2020, où ils avaient pris le pari audacieux de réinventer des standards du jazz. Avec La Tregua, ils franchissent une étape supplémentaire : exit les repères familiers, place à un corpus entièrement original. Libérés des références extérieures, ils inventent un univers sonore qui n’appartient qu’à eux, un univers élargi, mais toujours fidèle à ce qui définit leur duo: un groove subtil, une sophistication harmonique et des improvisations qui obéissent à une logique architecturale plus qu’au seul élan spontané.

L’identité culturelle des deux musiciens nourrit la richesse du projet. Leandro Lopez-Nussa, né en 1989 à Bologne, est l’héritier d’une illustre famille cubaine. La musique, pour lui, fut une atmosphère avant même d’être un choix. Son père, musicien également, place une guitare entre ses mains à treize ans. Le jeune Leandro s’engage alors dans un parcours rigoureux – une licence de musicologie, des diplômes de jazz, et multiplie les rencontres qui affinent sa voix singulière: un jeu qui allie la précision d’une formation européenne et la vitalité des racines afro-cubaines.

Sylvain Rey, né en 1996 à Toulouse, incarne une autre branche de la culture jazz européenne, enracinée dans le sud-ouest de la France et nourrie par le festival de Marciac. Le piano entre tôt dans sa vie ; le jazz s’impose à lui dès ses années de collège. Après des études au conservatoire d’Agen, puis en musicologie à Toulouse, il complète sa formation par une spécialisation pédagogique et obtient le DE Jazz en 2018. En chemin, il côtoie et collabore avec des figures tutélaires comme Denis Badault, Jean-Marc Padovani ou Claude Tchamitchian. De là naît un jeu exploratoire, ancré dans la tradition mais toujours porté vers l’inconnu.

Ensemble, ils ne se contentent pas de jouer : ils inventent. Et pour enregistrer La Tregua, ils ont choisi la radicalité, une seule journée, une bande analogique, un unique micro stéréo. Pas de retouche, pas de montage, pas de vernis numérique. Ce que l’on entend, c’est ce qui s’est passé dans la pièce : deux musiciens en dialogue, réagissant à l’instant, préservant chaque souffle, chaque hésitation, chaque éclat d’énergie. Le résultat est brut, immédiat, et pourtant pensé, comme un premier jet qui s’avère être un poème achevé.

Mais La Tregua n’est pas un disque «facile». Il réclame de l’auditeur une culture musicale large et une écoute patiente. L’écriture est presque littéraire, dense, poétique. La musique se donne comme une galerie de tableaux sonores: ici cinématographique, déroulant des paysages comme des travellings; là picturale, déposant des touches d’harmonie comme des coups de pinceau ; ailleurs sculpturale, travaillant le temps et le silence comme une matière brute. L’improvisation n’y est jamais gratuite mais toujours construite, narrative, disciplinée.

Les images convoquées par cette musique sont multiples : l’horloge délicate qui scande le temps, la nature qui reprend ses droits sur la ville, une source qui court à travers les bois en frappant les pierres de ses cliquetis. Puis, soudain, un refrain italien qui flotte au-dessus d’une place romaine, une fontaine asséchée qui parle autant par son absence que par sa mémoire. Tout est possible, il suffit de fermer les yeux et d’écouter.

Ce qui rend La Tregua remarquable, c’est son intransigeance. L’album ne cherche ni la facilité, ni l’étiquette, ni la mode. C’est l’œuvre de deux artistes qui se font confiance et font confiance à leur auditoire, convaincus qu’il saura les suivre dans ces territoires inconnus. Et cette confiance est récompensée: à chaque écoute, l’album révèle de nouvelles strates, des détails insoupçonnés, une beauté profonde, enfouie dans l’architecture même de la musique.

En définitive, La Tregua n’est pas un simple disque, mais une expérience. Il propose une trêve, non pas entre les genres, mais entre les attentes de l’auditeur et les exigences de la musique. L’accepter, c’est entrer dans un monde où guitare et piano, tradition et invention, rigueur et imagination s’accordent en un équilibre fragile mais lumineux.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, August 27th 2025

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To buy this album

Musicians :
Sylvain Rey | Piano
Leandro López-Nussa | Guitar

Track Listing:
Aube
La Tregua
Juan & John
Zythum – Sylvain Rey
Fo’ Blue
En las Nubes
For Karl
Bobado
L’ami de Rasputin