Jazz Funk |
Mack Avenue Records n’a jamais été accusé de jouer la carte de la prudence. Mais même selon ses propres standards d’audace, sa dernière parution ressemble à un pari risqué, et parfois déconcertant. En mettant en avant Don Was, le producteur multi-récompensé, bassiste et président de Blue Note Records, le label s’aventure bien au-delà des sentiers habituels du jazz, dans un territoire où dominent reggae, funk et production pop façon années 70. Le résultat est un album qui échappe à toute catégorisation facile et qui ose interroger ce qui peut, ou non, «appartenir» à un label de jazz en 2025.
Pour ceux qui connaissent surtout Was comme maître des studios, ce virage intrigue sans étonner totalement. Son palmarès parle de lui-même: six Grammy Awards, dont l’Album de l’année pour Nick of Time de Bonnie Raitt en 1989 et le titre de Producteur de l’année en 1994; un BAFTA pour la meilleure bande originale (Backbeat); un Emmy pour la direction musicale lors de la soirée CBS The Beatles: The Night That Changed America; et un Golden Gate Award pour son documentaire consacré à Brian Wilson. Peu de producteurs ont circulé avec autant d’aisance entre les genres, façonnant des albums pour The Rolling Stones, Bob Dylan, John Mayer, Willie Nelson et bien d’autres, pour un total de ventes dépassant les 100 millions d’exemplaires.
Mais cette feuille de route joue ici à double tranchant. Avec de telles références, on s’attendrait à un disque débordant d’autorité, de maîtrise et d’une science des genres patiemment acquise au fil des décennies. Or, ce que propose Was, c’est tout autre chose: un album fuyant, qui sonne tour à tour comme une expérimentation funk, une échappée reggae, un carnet de croquis jazz-fusion et un clin d’œil assumé à la pop orchestrée des années 70. C’est un album qui, résolument, refuse de tenir en place.
Ce refus peut être exaltant. Les premiers morceaux respirent l’assurance d’un musicien qui n’a plus rien à prouver, mais encore tout à explorer. Les lignes de basse s’ancrent dans des grooves reggae profonds, les textures de guitare flirtent avec la fusion sans s’y abandonner totalement, et la production, omniprésente, superpose les couches sonores comme autant de clins d’œil à ses décennies passées derrière la console. Aux meilleurs moments, l’album ressemble à une fête qui se déroule dans plusieurs pièces d’une même maison, chacune offrant son ambiance et son rythme.
Mais la désorientation n’est jamais loin. Pour les fidèles du catalogue Mack Avenue, un répertoire dominé par le jazz droit dans ses bottes, la modernité soul ou la virtuosité acoustique, ce projet pourra sembler étranger. Ici, le jazz est davantage une ponctuation qu’un socle. Un riff de cuivre qui surgit, une modulation harmonique, une rythmique qui surprend: voilà les «moments de jazz», mais jamais ils ne prennent le dessus. L’auditeur est plutôt invité à rejoindre le disque sur le terrain du funk et du reggae, à oublier l’attente d’un swing ou d’un solo incandescent pour se plonger dans le groove et l’atmosphère. Pour certains, ce sera libérateur. Pour d’autres, frustrant.
Prenons «I Ain’t Got Nothin’ But Time», l’un des morceaux les plus marquants. Le titre dégage un parfum de nostalgie, convoquant l’âge d’or du vinyle des années 70, le genre de chanson qui donne envie de ressortir de vieux disques oubliés sur une étagère. Rien d’étonnant: Was a toujours été un érudit des époques passées, et son talent pour en recréer les signatures sonores est remarquable. Mais ce qui apparaîtra à certains comme un hommage respectueux pourra aussi être perçu comme une reconstitution soignée, plus pastiche que vision nouvelle.
La partie centrale du disque met en évidence l’inépuisable curiosité de Was. Les rythmes funk s’effacent devant des syncopes reggae, bientôt diluées dans des nappes plus vastes et orchestrées. Parfois, la finition trop lisse nuit à l’énergie brute: l’on se surprend à regretter ces arêtes vives qui font le sel du jazz-fusion. La patte de producteur, si évidente, finit par dompter l’imprévu que recherchent souvent les amateurs de jazz.
Et pourtant, on ne peut balayer l’ambition du projet. Was a passé plus de cinquante ans à refuser les étiquettes. En dehors des studios, il mène depuis plus de 15 ans le Don Was Detroit All-Star Revue, coanime l’émission Motor City Playlist sur NPR et Dinner with Don Was sur SiriusXM, et, depuis 2018, tourne avec Bobby Weir & Wolf Bros, groupe cofondé avec le guitariste du Grateful Dead. Cet album s’inscrit donc dans la continuité logique de cette biographie foisonnante: un creuset où se fondent toutes ses influences.
Au final, le disque laisse partagé entre admiration et perplexité. Comme manifeste d’indépendance artistique, il est réussi: il ne cède pas, il questionne, il bouscule l’idée d’un label de jazz uniforme. Mais à l’écoute, il se révèle inégal, des éclairs d’inspiration côtoient des passages trop policés, trop ancrés dans le passé pour réellement ouvrir de nouvelles voies.
Pour l’auditeur aventureux, le détour en vaut la peine, ne serait-ce que par la curiosité qu’il éveille. Pour l’amateur plus traditionnel, ce sera peut-être un pas trop loin hors du cœur battant du jazz. Mais, en définitive, n’est-ce pas le sens même de la carrière de Don Was? Refuser les cases. Et son arrivée chez Mack Avenue ne fait que le rappeler.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, September 29th 2025
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A propos du Pan-Detroit Ensemble: Fondé par Don Was, le Pan-Detroit Ensemble réunit certains des plus grands musiciens de jazz de Détroit, dont Jeff Canaday (batterie), Vincent Chandler (trombone), Steffanie Christi’an (chant), John Douglas (trompette), Wayne Gerard (guitare), Mahindi Masai (percussions), Dave McMurray (saxophone) et Luis Resto (claviers).
Track Listing:
Midnight Marauders
Nubian Lady
I Ain’t Got Nothin’ But Time
This Is My Country
You Asked, I Came
Insane