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Domo Branch et la grâce de la gratitude
Il y a des musiciens qui jouent pour être entendus, et d’autres qui jouent pour écouter, écouter leur propre histoire, les échos de ceux qui les ont précédés, et le battement partagé d’une tradition toujours vivante. Domo Branch appartient, sans la moindre hésitation, à cette seconde catégorie.
Lorsqu’un jeune compositeur et batteur réunit une curiosité insatiable, une humilité sincère et une maîtrise technique rare, sa musique cesse d’être un exercice d’ego pour devenir un acte de service. Ses compositions ne cherchent pas à placer la batterie au centre du monde, comme un symbole de virtuosité. L’instrument devient plutôt une voix parmi d’autres, un interprète, un conteur, une boussole douce et discrète guidant l’ensemble vers une forme de communion. Rien ici n’est démonstratif: tout est intention. Et ce que la pochette de son nouvel album, Hand of Gifts, ne dit pas, c’est que Domo Branch est avant tout un grand mélodiste. C’est là son secret, sa marque inimitable: la mélodie comme forme de gratitude.
La gratitude est, en effet, l’esprit qui anime Hand of Gifts. Non pas la gratitude superficielle des honneurs ou des applaudissements, mais une forme plus profonde, celle qui se souvient, qui s’incline devant les mentors, les quartiers, les histoires qui ont rendu possible une voix singulière. Branch semble comprendre que la gratitude est à la fois humilité et résistance: une reconnaissance de la filiation, à une époque qui aime croire que chaque œuvre naît ex nihilo, chaque matin.
Partageant sa vie entre New York et Portland, dans l’Oregon, sa ville natale et toujours son ancrage intime, Branch s’est imposé comme l’une des figures les plus captivantes du jazz contemporain. Son langage musical allie une intelligence rythmique vertigineuse à une sensibilité émotionnelle rare. Son parcours ressemble à une cartographie du jazz actuel : Wynton Marsalis, le Jazz at Lincoln Center Orchestra, Sean Jones, Stefon Harris, Catherine Russell, Terence Blanchard, Dianne Reeves, Taylor Eigsti. Chacune de ces collaborations ajoute une nuance à son art: élégance, empathie, intensité.
Pourtant, Hand of Gifts se distingue. Ce n’est pas simplement un nouvel album, mais une méditation, une fouille intime, une célébration de la connexion. Branch le décrit comme «un voyage profondément personnel à travers la mémoire, le mouvement et l’hommage», et ces mots lui vont à merveille. Chaque morceau agit comme un geste de remerciement, une offrande tendue vers le passé et vers la communauté, un hommage aux professeurs, aux racines, à ce monde du jazz dont il se réclame avec gratitude.
Cette philosophie se reflète jusque dans le choix du label: Albina Music Trust, une organisation communautaire et maison de disques à but non lucratif de Portland, dédiée à la préservation du patrimoine musical afro-américain de la ville. Baptisée d’après le quartier historique d’Albina, à la fois blessé et résilient, l’association restaure non seulement les sons, mais aussi les histoires de cette communauté. La collaboration de Branch avec Albina n’a rien d’un hasard: elle incarne une cohérence profonde, un alignement artistique et spirituel. La musique, comme la mémoire, ne peut être sauvegardée qu’ensemble, faute de quoi, elle s’efface dans le silence.
Wynton Marsalis, dont l’oreille infaillible pour les jeunes talents n’est plus à prouver, aurait trouvé en Domo Branch un esprit frère. Sa présence sur l’album aurait été naturelle, on imagine presque leur dialogue entre cuivres et percussions, une conversation à travers les générations. Mais Hand of Gifts n’a besoin d’aucune caution extérieure. Sa cohérence, sa force, résident ailleurs: dans la générosité du jeu collectif, dans l’intégrité du propos musical.
Une seule composition du disque, «Our Man Bogle», porte la signature d’un autre musicien: Thara Memory, trompettiste et pédagogue disparu, figure tutélaire dans le parcours de Branch. Ce morceau agit comme une charnière au cœur de l’album, reliant le passé au présent. Autour de lui, les compositions de Branch se déploient avec une fluidité narrative qui semble à la fois instinctive et finement architecturée. Les surprises n’éclatent pas: elles se révèlent, doucement, dans les glissements de rythme, dans la respiration du silence entre deux phrases.
Parmi ces pièces, «A Memory» demeure sans doute la plus émouvante. Elle rend hommage à Thara Memory, le professeur de musique du lycée de Branch, celui qui lui a ouvert la voie. «Je l’ai écrite à Paris», confie-t-il, «en me disant: Waouh, ai-je vraiment parcouru tout ce chemin grâce à la musique? Monsieur Memory n’en croirait pas ses yeux!» La mélodie, douce et méditative, puise dans une vieille vidéo retrouvée, un souvenir d’adolescence où le professeur, debout devant sa classe, joue de la trompette avec la sagesse tranquille de ceux qui enseignent en transmettant plus qu’un savoir: une vocation. Cette pièce n’est pas un regard nostalgique, mais un geste réparateur. Par elle, Branch transforme le souvenir en langage, et le passé en source vive.
Tout artiste qui crée à partir de la mémoire doit affronter cette tension entre le passé et le présent. Chez Branch, cette tension n’est pas une lutte, mais un courant: il s’y laisse porter. Hand of Gifts n’a rien de rétro, c’est une œuvre du présent, enracinée dans la continuité. Une preuve que le jazz, loin d’être un musée, demeure une conversation en mouvement. Branch a un pied dans les archives, l’autre dans l’improvisation du moment, et sa musique porte à la fois le poids de l’histoire et l’étincelle du renouveau.
C’est peut-être là, finalement, la véritable portée de son art: faire de la gratitude non pas un sentiment, mais une pratique. Remercier, c’est écouter. Se souvenir, c’est jouer. À travers Hand of Gifts, Domo Branch n’offre pas seulement une collection de compositions, mais une carte pour avancer sans oublier d’où l’on vient.
À une époque où l’art semble obsédé par la nouveauté, Branch choisit de ralentir le tempo. Il nous rappelle que l’évolution peut ressembler à une réminiscence. Sa batterie ne cherche pas à dominer, elle invite. Ses mélodies ne réclament pas la beauté, elles la révèlent. Et lorsque la dernière note s’éteint, ce qui demeure n’est pas le bruit des applaudissements, mais un silence vibrant: le moment suspendu de la reconnaissance, le son d’un musicien murmurant, humblement mais avec une intensité claire, merci.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, November 10th 2025
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Musicians:
Domo Branch – Drummer, Composer
Russell Hall – Bass
Tyler Henderson – Piano
Abdias Armenterros – Saxophones
Track Listing:
Harlem Nights
Our Man Bogle
Big Moves
A Letter To Peanut
Hand Of Gifts
Drum Solo
Blues For The World (Featuring Abdias Armenteros & Russell Hall)
A Memory
All songs written by Domo Branch
Publishing by TheBranch
“Our Man Bogle” is written by Thara Memory
Publishing by Kumbeno Music
Session production by Domo Branch
Engineer, Mixing & Mastering by Christopher Sulit
Recorded at Trading 8s Recording Studio, 2024
Executive production by Domo Branch & Bobby Smith
Design by Eric W Mast
Photography by Kasia Idzkowska
Videography by Cody Meyers
