Dhafer Youssef – Shiraz (FR review)

ACT Music – Street Date : November 14, 2025 // CD / LP / Digital
World Jazz
Dhafer Youssef - Shiraz

Dhafer Youssef: la voix entre les mondes du maître de l’oud.

Par bien des aspects, Dhafer Youssef est une figure rare dans la musique contemporaine, un virtuose tunisien du oud qui bâtit des ponts entre les traditions arabes et le jazz mondial, entre la contemplation spirituelle et la modernité sonore. Et pourtant, même pour ceux qui suivent son parcours depuis longtemps, la sortie de son nouveau disque a de quoi surprendre. Pour la première fois, Youssef rejoint le prestigieux label allemand ACT, un partenariat à la fois inattendu et, rétrospectivement, inévitable.

Des artistes du label ACT, le bassiste Chris Jennings ou le guitariste Nguyên Lê, entre autres, collaborent avec lui depuis des années. Entendre à nouveau le jeu fluide et lyrique de Nguyên Lê se mêler à la voix envoûtante de Youssef tient davantage de la réunion d’âmes sœurs que d’une simple rencontre musicale. Leur dialogue musical confère à cet album une intensité particulière, où se mêlent l’intime et le grandiose, l’ombre et la lumière.

Une voix qui défie les frontières

Quand Dhafer Youssef chante, sa voix semble s’élever au-delà du registre humain, un son suspendu entre la terre et le ciel. Certains critiques ont souvent comparé cette clarté presque irréelle au timbre du contre-ténor anglais Alfred Deller, disparu en 1979, et dont la pureté vocale avait redéfini la musique sacrée au XXe siècle. Chez Youssef, on retrouve cette même audace: la volonté de laisser la voix flotter, de faire confiance au silence autant qu’au souffle.

Mais cette ouverture n’est pas seulement technique. Pour Youssef, chanter est un acte de foi, non pas dans une religion particulière, mais dans le pouvoir universel de la beauté et de la connexion humaine. Sa voix, à la fois ancienne et moderne, nous rappelle que la musique peut dire l’amour, la dévotion et la quête de sens sans qu’aucune traduction ne soit nécessaire.

Quand le personnel devient universel

La Tunisie, son pays natal, traverse naturellement son œuvre, telle une ligne souterraine, un courant discret. Mais ce nouvel album ne se contente pas d’un regard en arrière: il engage un dialogue avec le présent. Ce qui lui donne toute sa force émotionnelle, c’est l’histoire profondément personnelle qu’il porte. L’album est dédié à son épouse, Shiraz Fradi, et évoque les contours de leur relation, un voyage fait de tendresse, de heurts et de transformation.

C’est sans doute l’enregistrement le plus introspectif de Youssef à ce jour. Il ne se contente pas d’évoquer l’amour: il l’examine, dans sa fragilité et sa persévérance, dans sa lumière comme dans ses ombres. Le résultat est un disque habité, profondément humain, d’une sincérité rare.

Racines et itinéraires

L’art de Dhafer Youssef s’est toujours nourri du mouvement. Né à Teboulba, sur la côte tunisienne, il grandit dans la tradition soufie du chant islamique. Très tôt, il comprend que chaque note peut être à la fois prière et interrogation. Mais pour un jeune homme avide de découvertes, la vie du Sahel tunisien se révèle vite trop étroite.

En 1990, il quitte la Tunisie pour Vienne, un saut dans l’inconnu qui va façonner tout son destin. Là, il enchaîne les petits boulots, laveur de vitres, plongeur, serveur, tout en tissant peu à peu un réseau dans la scène artistique de la capitale autrichienne. C’est une troupe de théâtre qui lui ouvre finalement les portes du monde musical viennois et, plus largement, de la sphère du jazz européen.

Vienne lui offre à la fois l’épreuve et la chance. C’est là qu’il commence à fusionner le souffle rythmique des traditions nord-africaines avec le langage improvisé du jazz et les harmonies modernes d’Europe. Au fil du temps, il collabore avec des figures comme Christian Muthspiel, Renaud Garcia-Fons ou Markus Stockhausen, tous séduits par sa capacité rare à faire résonner l’ancien dans le présent.

La confluence des cultures

Les musiciens invités sur ce nouvel album partagent le même esprit d’ouverture. Nguyên Lê, par exemple, né en France de parents vietnamiens, poursuit depuis toujours une quête parallèle: explorer ses racines culturelles tout en s’imposant comme l’un des guitaristes les plus inventifs de sa génération. Dans ce dialogue avec Youssef, leur entente semble presque télépathique. Le jeu cristallin et imprévisible de Lê s’accorde parfaitement avec le timbre profond et méditatif du oud.

À l’écoute, on sent une expérience commune, une philosophie partagée entre ces artistes. La musique de Youssef, solidement ancrée dans les traditions arabes et soufies, reste pourtant ouverte aux sonorités contemporaines: elle absorbe les structures du jazz, l’intimité de la musique de chambre, la tension du rock, voire les textures électroniques les plus subtiles. L’oud devient instrument-voyageur, passeport sonore entre les mondes.

La dimension spirituelle

Au fond, la musique de Dhafer Youssef est une œuvre de réconciliation, entre soi et l’autre, entre héritage et invention. «Quand on a migré, disait-il un jour, on porte sa culture en soi, mais l’essentiel est d’apprendre à comprendre l’autre.» Cette idée, simple et lumineuse, résume sans doute toute sa démarche.

Sur ce disque, cet esprit d’ouverture prend une résonance particulière. Au-delà de l’histoire intime de Shiraz, les compositions de Youssef parlent à un monde traversé par les tensions, la confusion, le bruit. Sa musique propose une autre voie: celle de l’écoute, du silence, de la respiration partagée.

Un pont entre les temps

Dire que c’est son plus bel album n’est sans doute pas une exagération. Ce qui frappe, c’est autant la maîtrise que la clarté de son propos. Ce nouvel opus est à la fois enraciné et en perpétuel mouvement. Il incarne un dialogue entre passé et présent, entre tradition et expérimentation, entre l’oud arabe et l’oreille universelle.

À une époque de fragmentation et de repli, la musique de Dhafer Youssef plaide pour la connexion. Elle nous invite à ralentir, à écouter au-delà des frontières, à percevoir les résonances entre les cultures. Elle nous rappelle que l’identité n’est pas une cage, mais un horizon, une expansion de soi par la rencontre.

En fin de compte, ce nouvel album de Dhafer Youssef est bien plus qu’une simple déclaration musicale. C’est une méditation sur ce que signifie appartenir et voyager, aimer et lâcher prise. Une invitation au voyage, non pas géographique, mais intérieur, à travers les paysages de l’âme.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, October 16th 2025

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To buy this album

Website

Musicians :
Dhafer Youssef: oud, vocals
Daniel García Diego: piano
Mario Rom: trumpet
Swaeli Mbappe: electric bass
Tao Ehrlich: drums
Nguyên Lê: electric guitar, sound design (#4, 10, 11, 13)

All compositions and arrangements by Dhafer Youssef

Recording by Tony Paeleman at Studio des Bruères, October 21 & 22, 2024
Terpsichorean recorded in Paris March 28th by Giulio Gallo
Mixing & additional recordings (vocal, oud) by Nguyên Lê at Big Rock Studio, Lyon (December 2024-June 2025)
Mastered by Bruno Gruel at Elektra Mastering
Visual Storyteller / Photographer: Skander Khlif
Creative Director: Shiraz Fradi
Cover art by Skander Khlif
Design by Siggi Loch