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David Bode entre en scène, dans le sillage de Trombone Shorty — La Nouvelle-Orléans, une fois de plus, sous les projecteurs.
Il existe peu de villes au monde où la musique relève moins d’un art que d’une véritable nécessité civique. À La Nouvelle-Orléans, ce berceau légendaire du jazz, des fanfares, des «second lines» et du funk, les voix musicales abondent depuis plus d’un siècle, façonnant une identité culturelle unique. Mais pour qu’un nouvel artiste parvienne à s’y faire entendre, il faut bien davantage que de la virtuosité technique. Il faut de l’originalité, de l’authenticité, et une joie farouche capable de traverser le tumulte sonore. Avec son premier album Good Hand, le saxophoniste et compositeur David Bode réussit exactement cela: il propose une œuvre à la fois respectueuse des traditions de sa ville et admirablement détachée de la simple répétition des codes.
Dès les premières notes, la parenté avec les grands de La Nouvelle-Orléans se dessine. On y entend la sophistication structurée et le lyrisme discipliné de la famille Marsalis, mais aussi l’énergie fougueuse et l’audace scénique de Trombone Shorty, figure moderne du brass band aux frontières du rock et du funk. Pourtant, Bode évite toute imitation. Il s’affirme comme un «chaînon manquant»: non pas un héritier passif, mais un artiste en dialogue avec ces deux pôles, capable de canaliser leurs traditions tout en affirmant une voix résolument personnelle.
Le cœur de Good Hand réside dans le David Bode Big Band, qui ne fonctionne pas comme un vestige nostalgique de l’ère swing mais comme un organisme vivant, vibrant. Ses arrangements sont vastes, presque cinématographiques, débordant de couleurs sonores qui évoquent des fresques en Technicolor. L’impression qui s’impose est celle d’un compositeur qui n’écrit pas seulement des partitions, mais esquisse de véritables story-boards. Chaque morceau se déploie comme une scène: des fanfares éclatantes qui emplissent l’espace, des bois dessinant des contre-chants subtils, des sections rythmiques tantôt propulsives, tantôt retenues. C’est un jazz orchestral qui se délecte de sa propre ampleur sans jamais perdre le sens du détail.
Un moment marquant survient avec sa relecture du “Libertango” de Piazzolla. Entre des mains moins inspirées, Piazzolla devient vite pompeux ou strictement académique. Bode évite ces écueils en insufflant humour, audace rythmique et cosmopolitisme. C’est à la fois ludique et profond, respectueux de l’ADN du tango mais suffisamment libre pour lui donner un swing que Piazzolla lui-même aurait peut-être salué. On y lit un aspect essentiel de sa vision: son refus d’être enfermé par des frontières géographiques ou esthétiques.
Car Good Hand est constamment tourné vers l’extérieur. Bien ancré dans les grooves de La Nouvelle-Orléans, ces syncopes des «second lines» et ces accents gospel qui rendent la ville immédiatement reconnaissable, l’album s’aventure aussi vers des textures empruntées aux musiques du monde, vers des rythmes et des palettes mélodiques qui se veulent autant internationales que locales. Ce n’est pas un effacement de l’identité néo-orléanaise, mais au contraire l’affirmation que l’esprit de la ville a toujours reposé sur l’absorption, l’échange et la réinvention.
Cette perspective s’explique par un parcours singulier. Bode est le produit d’un métissage sonore : élevé autant par les Meters, Professor Longhair et Dr. John que par les concerts de l’Orchestre philharmonique de Louisiane et de l’Opéra de La Nouvelle-Orléans, il a grandi entre les défilés de rue et les salles de concert. Sa formation académique à Loyola University et à l’University of New Orleans l’a mis sous la houlette de maîtres respectés comme Tony Dagradi ou Johnny Vidacovich. Mais son éducation s’est tout autant jouée dans les clubs, les festivals et les salles de répétition où il a joué avec la New Orleans High Society, le New Leviathan Oriental Foxtrot Orchestra et l’Orchestre philharmonique de Louisiane. Ces expériences l’ont doté non seulement d’une technique solide mais aussi d’une capacité rare à naviguer entre traditions très diverses, compétence qui se reflète à chaque piste de Good Hand.
Il faut aussi mentionner la charge symbolique de sa parution: l’album sort exactement vingt ans après l’ouragan Katrina et la rupture des digues fédérales. Pour Bode, ce calendrier n’est pas anodin. «Ma famille a eu beaucoup de chance durant Katrina», se souvient-il. «Mais c’était la première fois de ma vie que je quittais la Louisiane pendant plusieurs mois, et cela m’a profondément marqué. Quand je suis revenu, j’ai ressenti à nouveau combien La Nouvelle-Orléans était essentielle dans l’histoire de la musique. Cet album est l’aboutissement de nombreuses années d’études, de concerts, d’écriture et de vie. J’espère que ma contribution à l’histoire musicale de La Nouvelle-Orléans résonnera auprès de tous.»
Ce témoignage est révélateur. Good Hand n’est pas un album de deuil ni de nostalgie, mais il porte le poids de l’histoire. C’est une œuvre née d’une ville qui connaît la survie, qui transforme les pertes en art et la résilience en rythme. Katrina n’est pas seulement un épisode de la vie de Bode: elle fait partie de l’héritage collectif de tous les musiciens de La Nouvelle-Orléans, rappelant que, dans cette ville, faire de la musique n’est jamais seulement un geste individuel, mais aussi communautaire.
Sur le plan critique, l’album convainc parce qu’il sait concilier ambition et accessibilité. Les arrangements sont sophistiqués sans être hermétiques, riches sans perdre le groove. La virtuosité est bien présente, mais jamais au détriment de l’émotion. Même dans ses détours les plus audacieux, la réinvention de Piazzolla, les incursions dans les musiques du monde, la musique reste ancrée dans une générosité, un désir de partager plutôt que d’impressionner.
Dans une ville où la concurrence artistique est intense, Bode s’est imposé non pas en imitant, mais en réinventant. Sa vision du big band n’a rien d’un exercice rétro: c’est un laboratoire tourné vers l’avenir, qui esquisse un jazz mondialisé, kaléidoscopique. Good Hand laisse deviner que sa place dans la conversation musicale de La Nouvelle-Orléans ne fait que commencer.
Ainsi, si Trombone Shorty reste le visage de la fougue brass contemporaine et les Marsalis celui de l’excellence formelle, David Bode apparaît comme autre chose: un connecteur cosmopolite, un passeur d’influences, et avant tout un conteur en musique. Son premier album contribue non seulement à la renommée culturelle de La Nouvelle-Orléans, mais il l’élargit, proposant une vision du jazz à la fois enracinée et universelle.
Dans une ville qui a toujours brouillé les frontières entre le local et l’universel, cela tombe sous le sens.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, August 19th 2025
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Musicians :
David Bode – Alto & Soprano Sax, Flute (solo: 6, 8)
Lori LaPatka – Alto & Soprano Sax
Ari Kohn – Tenor Sax, Flute (solo: 3)
Byron Asher – Tenor Sax, Bb & Bass Clarinet (solo: 2, 5)
Thad Scott – Bari Sax, Flute (solo: 9)
Michael Joseph Christie – Trumpet & Flugelhorn (Solo: 2)
Mike Kobrin – Trumpet & Flugelhorn (Solo: 7)
Jonathan Bauer – Trumpet & Flugelhorn (1st Solo: 1)
Matt Perronne – Trumpet & Flugelhorn (Solo: 8)
John Zarsky – Trumpet & Flugelhorn (2nd Solo: 1)
Peter Gustafson – Trombone (Solo: 5)
Evan Oberla – Trombone (Solo: 6)
Jeff Albert – Trombone (Solo: 1)
Ethan Santos – Trombone (Solo: 2)
Jimmy Williams – Sousaphone
Daniel Meinecke – Piano, Rhodes, Organ (Solo: 4)
Eric Merchant – Guitar (Solo: 7)
Calvin Morin-Martin – Acoustic & Electric Bass (Solo: 3)
Ronan Cowan – Drums (Solo: 7)
Track Listing:
- Syeeda’s Song Flute (J. Coltrane) 5:14
- Libertango (A. Piazzola) 8:15
- Spring Can Really Hang You Up The Most (F. Landesman/T. Wolf) 9:29
- Happy People (K. Garrett) 7:08
- Lover, You Should’ve Come Over 9:44 (J. Buckley)
- Cold Train Funk (D. Bode) 7:34
- Monkey Puzzle (J. Black) 5:58
- Temporary Blindness (D. Bode) 8:22
- Dear Prudence/Don’t Let Me Down (J. Lennon/P. McCartney) 7:23