Dave Stryker – Blue Fire – The Van Gelder Session (FR review)

Strikerzone Records – Street Date : January 9, 2025
Jazz
Dave Stryker - Blue Fire - The Van Gelder Session

Par un matin paisible à Englewood Cliffs, dans le New Jersey, Dave Stryker est entré dans une pièce où l’histoire du jazz semble encore respirer. Le plafond s’élève comme celui d’une chapelle moderniste, le bois absorbe le son avec une patience presque monacale, et le silence lui-même paraît chargé de mémoire. Le Rudy Van Gelder Studio n’est pas un simple lieu d’enregistrement: c’est un instrument à part entière. Pour Stryker, y pénétrer relevait de l’accomplissement d’un rêve ancien, qu’il a souvent évoqué sans la moindre ironie: enregistrer là où tant de musiques ayant façonné son oreille intérieure ont trouvé leur voix.

Peu de studios portent une charge symbolique et sonore comparable. Entre ces murs, le son du jazz moderne a été affiné, clarifié et, à bien des égards, défini. Des albums parus sur Blue Note, Verve et d’autres labels mythiques y ont vu le jour, partageant une clarté et une présence auxquelles les auditeurs ont appris à faire instinctivement confiance. Le travail d’ingénierie de Van Gelder ne se contentait pas de documenter des performances: il leur conférait dignité, profondeur et permanence. Enregistrer ici, c’est entrer en dialogue avec l’histoire, et en accepter les exigences.

Ce qui rend l’entreprise de Stryker particulièrement remarquable, c’est sa capacité à comprendre pleinement cet héritage sans jamais s’y soumettre. Imprégné de l’esthétique et de la discipline qui ont fait la légende du studio, il livre un album à la fois résolument classique et discrètement audacieux. Le programme mêle compositions originales et œuvres de Charlie Parker, Jared Gold, Jerome Kern, ainsi que du tandem Warren/ Dubin. Pourtant, les transitions sont si naturelles, la voix si unifiée, que l’auditeur pourrait croire que chaque pièce est signée Stryker. Cette impression révèle la vérité centrale de l’album: Stryker n’interprète pas les compositions, il les absorbe, jusqu’à ce qu’elles s’expriment avec son phrasé, son sens du temps et de l’espace.

À la guitare, il fuit toute démonstration gratuite. Son jeu est intérieur, conversationnel, profondément réfléchi. Les mélodies se déploient comme si elles étaient découvertes plutôt qu’imposées ; les harmonies respirent, et le rythme devient une forme de persuasion plutôt qu’une injonction. Ces interprétations semblent habitées de l’intérieur. La musique porte l’autorité tranquille de quelqu’un qui sait exactement où il se trouve, et pourquoi.

Cette autorité n’a pas échappé à ses pairs. Pat Metheny a un jour résumé le parcours de Stryker avec une clarté toute personnelle: «Je suis la carrière de Dave Stryker depuis ses débuts à Omaha, en passant par sa longue collaboration avec Stanley Turrentine… et il ne cesse de s’améliorer, avec un jeu d’une joie communicative.»
Un témoignage révélateur, non seulement en raison du statut de Metheny, mais parce que cette joie, discrète, communicative, jamais forcée, irrigue tout l’album.

Nulle part cette joie ne s’exprime avec autant de finesse que dans «Van Gelder’s Place», une composition qui tient à la fois de l’hommage et de la méditation. Il ne s’agit ni de nostalgie ni de reconstitution historique. Le morceau s’apparente plutôt à un portrait architectural transposé en musique, une manière d’écouter la salle écouter à son tour. Sa structure se déploie avec patience, ses arrangements révélant un profond respect des proportions et de l’équilibre. Stryker y offre une véritable leçon de partage de l’espace, laissant à chaque musicien la possibilité de s’exprimer sans jamais encombrer le récit. Le résultat dialogue avec le passé tout en restant résolument ancré dans le présent.

Le choix de Stryker d’enregistrer en trio ne fait qu’accentuer les enjeux de l’album. Le trio est la formation la plus exigeante du jazz : exposée, transparente, impitoyable. Aucun déséquilibre ne peut s’y dissimuler, aucune hésitation ne passe inaperçue. La réussite repose sur un équilibre constant et un accord tacite entre les musiciens, qui doivent écouter avec autant d’attention qu’ils jouent. Que cet album paraisse aussi abouti, aussi détendu, en dit long sur l’expérience partagée et la confiance mutuelle au sein du groupe. Plus remarquable encore, il parvient à recréer l’intimité du live tout en demeurant indéniablement un enregistrement de studio.

Cet équilibre entre révérence et mouvement vers l’avant caractérise l’œuvre de Stryker dans son ensemble. Habitué au succès mais d’une discrétion personnelle rare, il aborde la composition tel un artisan d’art, façonnant notes et rythmes avec soin, patience et retenue. Sa musique salue la tradition sans jamais l’embaumer. On y perçoit un compositeur à l’aise avec l’histoire, mais jamais prisonnier d’elle.

Au milieu de l’album surgit un moment de charme pur et désarmant: «Waiting For Ruby». Le morceau rayonne d’une aisance presque conversationnelle, rappelant que sophistication ne rime pas nécessairement avec austérité. C’est l’un de ces titres qui semblent sourire à l’auditeur, offrant chaleur sans concession et complexité sans exclusion.

Le renouvellement est depuis longtemps l’une des marques de fabrique de Stryker. Le socle stylistique reste identifiable, mais les formes évoluent d’album en album, guidées par une attention presque architecturale portée au son. Il est, au fond, un visionnaire et un amoureux du timbre, quelqu’un pour qui la résonance, l’atmosphère et la texture comptent autant que les notes elles-mêmes. Enregistrer au Rudy Van Gelder Studio, avec son honnêteté acoustique implacable et son histoire prestigieuse, ne fait qu’aiguiser cette exigence. Chaque détail ici est soigné; rien ne semble laissé au hasard.

Lorsque l’album s’achève, il ne laisse pas seulement un sentiment de plénitude, mais aussi une attente. On se surprend à imaginer ce trio sur les scènes de festivals, dans des salles de concert, dans des lieux où l’air lui-même répond au son. C’est une musique structurellement complexe mais immédiatement accueillante, joyeuse sans simplification, lumineuse sans effort. Sur disque, elle se révèle déjà subtilement addictive. En concert, elle promet davantage encore: le rappel que les studios de légende comptent toujours, non pour ce qu’ils ont autrefois capté, mais parce que des artistes comme Dave Stryker continuent de leur offrir quelque chose qui mérite d’être retenu.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, December 19th 2025

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To buy this album

Website

Musicians :
Dave Stryker, guitar
Jared Gold, organ
McClenty Hunter, drums

Track Listing :
Van Gelder’s Place
Blue Fire
The Fool On The Hill
Dexterity
Waiting For Ruby
Back And Forth
The Folks Who Live On The Hill
Every Dark St.
Summer Night