| Jazz |
Par un gris matin de novembre, alors que l’année avance d’un pas hésitant vers sa fin, un album est arrivé sur mon bureau, comme un message venu d’une autre époque. Au moment même où les sorties prévues pour le début de 2026 commencent à affluer, certaines ambitieuses, d’autres plus prévisibles, celui-ci se distingue nettement. C’est un disque profondément ancré dans une esthétique jazz classique, du genre à évoquer instantanément le clair-obscur granuleux des films noirs des années 1950. L’écouter, c’est entrer dans une ruelle éclairée au néon, ou s’installer dans la pénombre d’un club nocturne où la fumée monte en volutes presque imperceptibles au-dessus des cuivres. On croirait que 2025, peu disposée à tirer sa révérence discrètement, a choisi de nous laisser un dernier fragment d’atmosphère.
C’est précisément le type d’album qui trouve naturellement son public à l’approche des fêtes de fin d’année: suffisamment introspectif pour intriguer les amateurs de jazz les plus aguerris, mais assez accessible pour séduire un public plus large. Ses compositions, tout en étant d’une grande complexité structurelle, sont façonnées avec une remarquable clarté. Et les musiciens, chacun d’eux un artisan chevronné, démontrent une rare capacité à convoquer le passé tout en livrant une interprétation ancrée dans le langage du XXIème siècle. Le résultat est un univers sonore où la nostalgie n’est jamais un artifice, et où la modernité n’a rien de forcé.
Dès le deuxième morceau, l’identité du groupe émerge avec une précision saisissante. La musique relie les époques, non par nostalgie, mais par construction. Les compositions regardent vers l’avenir, fondées sur des idées rythmiques et harmoniques qui s’adressent directement aux oreilles contemporaines. C’est un jazz qui ne se simplifie pas pour plaire ; il invite le public à s’élever vers des architectures plus complexes que celles du premier titre. Au fil de l’album, on glisse des cadres mélodiques classiques vers des structures plus modernistes, une transition gérée avec une fluidité telle que chacun peut y trouver son point d’entrée. La musique ne cherche jamais à mettre tout le monde d’accord. Ce qui retient l’auditeur, au fond, ce sont la force des mélodies, l’élégance des arrangements et l’autorité tranquille des interprètes.
Cette cohérence tient sans doute à un fait décisif: les compositions sont internes au groupe. On y perçoit une forme de sensibilité d’auteur, une vision presque cinématographique qui semble intentionnelle plutôt que fortuite. On devine en filigrane l’influence de figures comme Henry Mancini, non comme imitation, mais comme une lueur subtile de cette élégance orchestrale raffinée. Le résultat est, tout simplement, l’un des albums les plus plaisants que j’aie découverts cette année: surprenant sans être ésotérique, joyeux sans naïveté, vivifiant tout en étant méticuleusement construit.
Et puis, il y a la question de la longévité. Fondé en 1991, le groupe s’est produit partout aux États-Unis, a participé aux émissions Toast of the Nation et Jazz Set sur NPR, et a pris part à trois congrès de l’International Association for Jazz Education. La longévité, dans le jazz, n’a jamais rien d’un hasard. Elle parle d’engagement, de curiosité, et de ce désir sans cesse renouvelé non seulement de jouer ensemble, mais de continuer à se surprendre les uns les autres. Après de multiples albums, ces musiciens parviennent encore à déjouer les attentes, moins par une volonté de réinvention à tout prix que par la confiance tranquille de ceux qui savent exactement comment étendre leur vocabulaire sans se répéter.
Leur culture musicale commune se ressent tout au long du disque: une base classique solide, une compréhension large des musiques du monde, et une maîtrise des idiomes jazz, tant traditionnels que contemporains. Le pianiste Eric Gunnison se distingue particulièrement; son approche, empreinte de clarté classique, donne à l’album un sentiment d’ancrage structurel. Mais les surprises sont si nombreuses qu’il devient presque impossible de les répertorier. Il faut écouter plusieurs fois pour en dévoiler ne serait-ce qu’une partie des secrets dissimulés dans les arrangements. Les solos, chacun merveilleusement rythmé et ciselé, insufflent à la musique une énergie vive, presque cinétique. C’est dans ces détails, l’articulation d’une phrase ou la retenue élégante d’un virage harmonique, que l’expérience se révèle.
Ainsi, Convergence apparaît comme bien plus qu’un nom. Avec le temps, il est devenu une identité, une philosophie, peut-être même un manifeste discret: le plaisir d’une écoute sophistiquée allié au désir de rester accessible au-delà du cercle des initiés. Une rareté dans le paysage actuel, un jazz qui invite sans diluer, qui défie sans exclure.
Dans une année marquée par le bruit, au sens littéral comme au sens figuré, cet album offre quelque chose d’infiniment précieux: la clarté. Non pas la clarté stérile de la perfection, mais celle, humaine et texturée, d’artistes qui s’écoutent réellement entre eux, qui comprennent la valeur de la subtilité, qui savent laisser respirer la musique. J’espère simplement que vous prendrez autant de plaisir à découvrir ce disque que j’en ai eu, car des albums comme celui-ci ne se contentent pas d’accompagner une saison: ils l’illuminent silencieusement.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, December 2nd 2025
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Musicians :
Eric Gunnison, piano
Greg Gisbert, trumpet & flughorn
Jhon Gunther, saxophones
Mark Patterson, trombone
John & Paul Romaine, drums
Mark Simon, bass
Track Listing :
Big Boot
Springaling
Margaret Clara
It’s One Or Not One
Master Jake
Cauldron
Coyote Moon
Reckless Meter
