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Il arrive parfois qu’un album de jazz nous rappelle combien la beauté peut résider dans la retenue. Non pas dans l’innovation pour elle-même, ni dans la recherche éperdue d’une originalité formelle, mais dans cet art si rare de l’équilibre, entre la voix et l’instrument, entre la tradition et l’émotion, entre le familier et l’intime. Le nouvel enregistrement de la chanteuse Kelsey Wallne et du pianiste Chris Rottmayer appartient sans doute à cette catégorie.
Son charme tient précisément à sa simplicité. Nul besoin ici de concept, d’effets de studio ni de démonstrations virtuoses. La musique respire d’elle-même, enracinée dans des mélodies intemporelles qui semblent inviter l’auditeur à une conversation tranquille. Certaines pièces sont des standards bien connus, revisités avec élégance sans jamais être surtravaillés. D’autres sont des compositions originales de Kelsey Wallne, qui révèlent à la fois une sensibilité poétique et un profond respect du langage du jazz. Ce qui rend l’album particulièrement captivant, c’est que Wallne a également signé tous les arrangements, sobres, raffinés, parfaitement adaptés à sa tessiture vocale.
Tout au long du disque, des moments de pure poésie surgissent presque naturellement. Ils ne s’imposent pas, ils se déploient. Le phrasé est intime sans être complaisant, la dynamique subtile mais expressive. La cohésion du groupe saute aux oreilles: les musiciens s’écoutent, se répondent, construisent un espace partagé, plus vécu que répété. Cette maturité d’ensemble ne s’improvise pas; elle est le fruit d’une véritable empathie musicale, et sans doute de la rigueur tranquille que Chris Rottmayer apporte à chacun de ses projets.
Le parcours de Rottmayer est d’ailleurs à la hauteur de son jeu pianistique. Longtemps musicien à Walt Disney World, de 1999 à 2020, il a passé des décennies à polir son art aussi bien sur scène qu’en studio. Ses trois albums précédents en tant que leader, Reactive Synthesis (2013), Sunday at Pilars (2019) et So In Love (2020) mettaient déjà en lumière les différentes facettes de son style: lyrisme, swing, et un goût affirmé pour les harmonies colorées. Aujourd’hui professeur de piano jazz à l’Université de Floride du Sud, il prépare un doctorat en interprétation pianistique à l’Université du Wisconsin–Madison, où il enseigne également la théorie musicale. Chez lui, la précision et l’émotion ne s’opposent jamais; elles cohabitent.
Ce double ancrage, rigueur et sensibilité, se ressent dans chacun de ses accords: tout semble pensé, sans jamais être figé. Son accompagnement façonne les chansons de l’intérieur, offrant un soutien rythmique et une chaleur harmonique sans jamais empiéter sur la voix. On devine chez lui quelque chose de Bill Evans dans la transparence des voicings, un peu de Fred Hersch dans le sens du temps et de la respiration, mais Rottmayer reste avant tout lui-même : mélodique, patient, et subtilement persuasif.
Quant à Kelsey Wallne, elle impose une présence fascinante. Son timbre est clair, mais habité; capable de légèreté comme de profondeur. Elle évite les effets démonstratifs qui piègent parfois les jeunes chanteuses de jazz, préférant un ton plus conversationnel, sincère, toujours juste. Il y a dans son phrasé une curiosité, presque une quête, comme si elle était encore en train de définir son propre territoire artistique. Cela donne envie d’en savoir plus, sur ses influences, sa démarche, sa vision du chant. Étonnamment, on trouve très peu d’informations sur elle, alors qu’il y aurait manifestement beaucoup à dire.
La grande force de cet album est sans doute sa patience. Chaque morceau se déploie avec le naturel d’un concert en direct. La section rythmique ne force rien ; elle respire avec la mélodie. Quand Wallne chante, les musiciens écoutent. Quand Rottmayer improvise, elle écoute. C’est un dialogue d’égal à égal, un échange où la musicalité remplace le spectaculaire, et la sincérité supplante la démonstration.
À une époque où le jazz tend souvent à vouloir séduire par la complexité ou le concept, cet album ose la simplicité. Et c’est précisément ce qui en fait tout le prix. Il ne cherche qu’à être entendu pour ce qu’il est: une offrande de belle musique, jouée par des artistes qui croient encore à la vérité du son et à la profondeur du silence entre les notes.
Alors, si vous cherchez un disque capable de vous rappeler le plaisir simple d’entendre de belles chansons interprétées avec grâce et authenticité, cet album ne vous décevra pas: il vous rappellera peut-être même pourquoi vous aimez le jazz.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 22nd 2025
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