Charlie Porter – Cipher (FR review)

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Charlie Porter – Cipher

Charlie Porter: L’Architecte du son et du silence

Dans un paysage musical saturé d’immédiateté et de distractions, il existe encore des artistes qui croient à l’architecture du son, à cette idée qu’une œuvre se construit comme une cathédrale. Le trompettiste et compositeur Charlie Porter est de ceux-là. Son dernier album en est à la fois le témoignage et le défi: un rappel que la beauté et l’intellect ne sont pas des contraires, mais les deux faces d’une même recherche artistique.

Je suis le travail de Porter depuis plusieurs années, et chaque nouvel enregistrement semble prolonger une même idée, un même voyage musical qui s’approfondit au fil du temps. Dès les premières notes du morceau d’ouverture, l’intention est claire. L’introduction, presque symphonique, évoque les grands compositeurs classiques tout en installant un langage résolument moderne. Les dés sont jetés. Ce que l’on entend ensuite transcende les catégories: un mélange de jazz, de musique classique et de modernité qui refuse toute étiquette.

Composer sans frontières

Porter écrit avec une précision d’architecte. Chaque instrument est placé avec intention, chaque moment se déploie comme une scène soigneusement éclairée. Rien n’est de trop, rien n’est gratuit. La trompette, naturellement le narrateur dans le jazz, s’efface parfois pour laisser la parole à d’autres voix: les bois, les cordes, ou même le silence. Cette retenue en dit long sur sa conception de la musique d’ensemble: Porter n’est pas un soliste entouré d’accompagnateurs, mais un compositeur à la recherche d’équilibre.

Né sur la scène jazz new-yorkaise à la fin des années 1990, Porter a perfectionné son art à la Juilliard School, où il étudia la trompette classique sous la direction du grand Wynton Marsalis. Cette double formation, discipline classique et liberté du jazz, allait devenir la marque de son style. Après avoir longtemps accompagné d’autres musiciens, il a sorti quatre albums en tant que leader, tous salués pour leur profondeur et leur cohérence artistique.

Je crois avoir entendu Charlie Porter pour la première fois aux côtés de Joe Zawinul, et ce fut une révélation : un musicien capable de faire dialoguer des mondes musicaux. Depuis, la liste de ses collaborations donne le vertige: Winard Harper, Mike Longo, Paquito D’Rivera, Ira Sullivan, Aaron Diehl, Jimmy Greene, Mike Holober, Charli Persip, Chuck Israels, entre autres. Mais sa curiosité ne s’arrête pas là : Porter a également travaillé avec des figures majeures du classique comme Simone Dinnerstein, Sarah Chang, Joyce DiDonato, ou encore avec des icônes des musiques du monde telles que Goran Bregovic, Marcel Khalife et Kim Duksoo. Peu d’artistes traversent les genres avec autant d’aisance tout en conservant une identité sonore aussi forte.

Une musique qui interroge

Après tant de collaborations, on pourrait s’attendre à une musique cérébrale, presque hermétique. Pourtant, l’écriture de Porter reste profondément humaine: exigeante, certes, mais toujours émotive. Vers le milieu de l’album, un morceau intitulé “Namesake” agit comme un manifeste. Cette pièce pourrait aussi bien figurer dans un concert de musique contemporaine que dans un club de jazz. Porter semble se jouer des catégories, savourer la tension entre la forme et la liberté. Son écriture s’affranchit de toute contrainte, parfois même avec une audace révolutionnaire.

L’auditeur peut se sentir légèrement dérouté, mais c’est une déstabilisation salutaire. Lorsque la tempête s’apaise et que la mélodie revient, lorsque le jazz reprend sa place naturelle, la récompense émotionnelle est immense. Chez Porter, la musique ne se contente pas de jouer, elle pense, interroge et réfléchit.

Un compositeur d’idées

L’art de Charlie Porter est une exploration permanente. Chaque composition débute par une question plus que par une affirmation. Qu’est-ce que la beauté? Où se situe la musique? Jusqu’où peut-on pousser la structure avant qu’elle ne se brise? L’artiste nous invite à ouvrir des portes, à explorer des espaces harmoniques et rythmiques parfois inachevés, toujours fascinants. Sa musique est complexe sans jamais être pesante, réfléchie sans devenir abstraite. Rien n’est décoratif, tout a un sens.

Lorsque l’art du beau rejoint la beauté de l’art, quelque chose de rare se produit: l’esprit s’éveille, l’oreille s’aiguise, et l’on sent, presque physiquement, que l’on touche à une vérité. Porter atteint ce niveau sans éclat ni emphase. Il compose comme quelqu’un qui sait que chaque note porte en elle une part d’histoire, et que chaque silence a un sens.

Une continuité sonore

La grande leçon de Charlie Porter est que la frontière entre classique et moderne n’existe pas vraiment. Il n’y a ni “ancien” ni “nouveau”, seulement une continuité, une conversation ininterrompue à travers le temps. L’innovation, chez lui, ne consiste pas à inventer à partir de rien, mais à prolonger ce qui a déjà été dit. Dans son œuvre, les questions ne demandent pas forcément de réponse : elles nourrissent l’intellect par leur simple existence.

On imagine sans peine Erik Satie sourire à l’écoute d’un morceau comme “Eden”. Il y retrouverait sans doute ce mélange d’ironie et de profondeur qu’il aimait tant. Que cela soit vrai ou non importe peu: Porter a cette culture immense qui lui permet de revendiquer n’importe quelle filiation sans jamais trahir sa singularité.

Conclusion: Le son de la réflexion

Écouter Charlie Porter, c’est observer un architecte à l’œuvre, chaque structure pensée comme une forme vivante, chaque son pesé comme un rayon de lumière. Sa musique demande à être écoutée non seulement avec les oreilles, mais avec la curiosité. Elle nous bouscule, nous émeut, et parfois nous déroute, comme toute grande œuvre d’art devrait le faire.

À une époque où tout doit être immédiat, Charlie Porter nous rappelle que la profondeur a encore un sens, que la complexité peut être belle, et que la musique demeure, à son plus haut niveau, une conversation entre le connu et le possible.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, October 6th 2025

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To buy this album

Website

Musicians :
Charlie Porter – trumpet
Nick Biello – saxophones
George Colligan – piano
Alan Jones – drums
Garrett Baxter – bass

Track Listing :
Departure
13 Miles
En Route
Namesake
But Not Forgotten
Eden
Are You Sure?
2 in 1