Jazz

Aussi radical qu’indomptable, le pianiste et compositeur Cecil Taylor apparaît encore, près de quatre ans après sa disparition (à 89 ans), comme l’un des créateurs les plus iconoclastes de l’histoire du jazz. Élève brillant du New-York College Of Music et du New England Conservatory (où il étudia scrupuleusement la composition), ce maverick n’eut de cesse, selon une démarche similaire à celle d’autres terroristes tels que Don Cherry et Eric Dolphy, de déconstruire les canons rythmiques et harmoniques alors en vigueur. Parvenant à s’affranchir du swing même, ses 75 enregistrements (depuis la seconde moitié des années 50 jusqu’en 2018) témoignent ainsi de son irrépressible élan libertaire. Après avoir publié en 1966 sur le prestigieux label Blue Note deux de ses albums les mieux célébrés, il se consacra ensuite à quelques projets collectifs (tels le Jazz Composers Orchestra), avant de se retirer trois ans et demi durant pour enseigner la composition au sein de l’Université du Wisconsin et de l’Antioch College. Son retour sur scène au prestigieux Town Hall de New-York, le 4 novembre 1973, constituait donc pour le cercle de ses admirateurs l’événement de l’automne. Enregistré à l’époque par un simple étudiant de l’Université de Columbia (dont les seuls acquis en matière de captation sonore provenaient de son expérience d’animateur de la radio du campus), ce concert n’avait jusqu’à nos jours bénéficié que d’une publication partielle en 1974, sur le propre label de Cecil Taylor, Unit Core (au tirage limité de 2.000 vinyles). Reprises sur le second CD de cette édition numérique, les deux parties de ce “Spring Of Two Blue-J’s” n’en avaient pas moins impressionné certains critiques spécialisés à l’époque. L’inédit “Autumn/ Parade” dévide ainsi ses 88 minutes de chaos organisé, au fil desquelles s’entrechoquent les cavalcades furieuses de Taylor sur son Bösendorfer et les trilles modales selon lesquelles lui répond le saxophone alto de Jimmy Lyons, tandis que l’imperturbable section rythmique que composaient alors le fidèle batteur Andrew Cyrille et le jeune contrebassiste Sirone (Norris Jones) ponctue leurs interventions sur le vif, non sans maints arrêts suspensifs où l’on se surprend à partager leur perplexité. Il va sans dire qu’en dépit des progrès de la technologie, cette pièce ne tient pas entière sur un seul CD, et que son ultime quart d’heure introduit le CD n°2. On y retrouve le piano de Taylor sans autre interlocuteur que ses comparses rythmiques (qui lui céderont à leur tour le pas pour la première partie de “Spring Of Two Blue-J’s”), avant que Lyons ne reprenne du service avec les intonations coltraniennes qu’on lui connaissait. Après la tempête d'”Autumn/ Parade”, c’est en piano solo que Taylor entame donc la suite de 38′, avant que ses comparses ne le rejoignent un bon quart d’heure plus tard. C’est l’occasion d’apprécier autant la technique infernale de l’instrumentiste que ses impressionnants talents de compositeur. Si l’on y conserve à grand peine un pied dans le jazz, le reste des orteils s’aventure en territoire inconnu, entre Steve Reich, Rachmaninov et Erik Satie, et l’impétuosité de l’interprétation n’y trouve d’égale que la virtuosité déployée. Enfin, l’équivalent d’une face de 33 tours est consacré à la seconde partie de cette pièce, à laquelle le sax alto de Jimmy Lyons et les friselis d’Andrew Cyrille confèrent des climats tour à tour impétueux et apaisés, tandis que les ivoires leur concèdent parfois le premier plan. Il est à la fois symbolique et significatif que soit réactivé pour cette édition le label co-fondé en 1970 par Fred Seibert (l’étudiant d’alors, à l’initiative de ces enregistrements), en sommeil depuis quatre bonnes décennies. À un demi-siècle de distance près, l’art de Cecil Taylor conserve toute sa radicalité, et tout son à-propos.

Patrick Dallongeville
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, December 31st 2021

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Tracklisting:
Autumn/ Parade (88:00) (quartet)
Spring of Two Blue-J’s Part 1 (16:15) (solo)
Spring of Two Blue-J’s Part 2 (21:58) (quartet)
Label: Oblivion Records (OD-8)

Featuring:
Cecil Taylor – compositions, piano
Jimmy Lyons – alto saxophone
Andrew Cyrille – percussion
Sirone – bass

To be released on February 15, 2022