Jazz caraïbéen |
Carlos Garnett, Cosmos Nucleus: Le son d’un visionnaire qui a su bâtir des ponts entre les mondes
Lorsque Cosmos Nucleus paraît sur le label Muse en 1976, la scène musicale baigne dans les harmonies chaudes des mélodies latines et les pulsations du jazz fusion. Europa de Carlos Santana inonde alors les ondes européennes, jouée à un point tel qu’elle devient à la fois hymne et saturation. Mais dans l’ombre de ce raz-de-marée commercial, une autre révolution, plus silencieuse, est en marche. Du saxophoniste panaméen Carlos Garnett surgit un album qui ne ressemble pas à un produit de son époque, mais bien à un manifeste pour le futur du jazz.
La musique de Garnett n’a jamais cherché à séduire les classements. Son art repose sur une architecture musicale minutieuse, nourrie des rythmes caribéens et de l’audace harmonique du post-Coltrane. Cosmos Nucleus se présente comme une œuvre soigneusement pensée, un point de rencontre entre jazz, funk et exploration psychédélique, une musique aussi à l’aise dans un club enfumé de Harlem que dans un loft de San Francisco parfumé d’encens et d’expérimentation sonore. On imagine sans peine le collectif MFSB approuvant d’un signe de tête: ici, la pulsation rencontre la conscience, la structure épouse la liberté.
L’influence caribéenne a toujours irrigué le jazz, de l’afro-cubain de Dizzy Gillespie aux cadences tropicales de Sonny Rollins dans St. Thomas. Mais chez Garnett, l’équation s’inverse: son jazz ne se contente pas d’être teinté de Caraïbes, il en émane. Un battement insulaire sous-tend ses improvisations cosmiques, une connexion spirituelle entre le tambour et le sacré. Le psychédélisme, quant à lui, n’est pas un artifice: il reflète une époque où les musiciens croyaient que le son pouvait élargir la conscience.
Arrivé à New York en 1962, jeune homme du Panama avec pour bagage un saxophone et des rêves aussi grands que la ville, Garnett s’impose vite parmi les géants. Freddie Hubbard, Art Blakey, Miles Davis, tous reconnaissent en lui un talent singulier. Entre 1974 et 1977, il enregistre cinq albums, chacun marquant une étape dans une odyssée personnelle où la spiritualité côtoie l’aventure sonore.
Mais le génie a souvent un revers. La décennie qui a vu naître la fusion a aussi englouti bon nombre de ses prophètes dans l’excès. Garnett, aux prises avec la dépression et la dépendance, s’éclipse pendant près de dix ans. Ce silence devient une plaie discrète dans l’histoire du jazz. Lorsqu’il refait surface dans les années 1990 avec Fuego en mi alma (1996), Under Nubian Skies (1999) et Moon Shadow (2001), c’est comme s’il revenait d’un autre monde, vieilli, apaisé, mais toujours habité de cette flamme cosmique. En 2000, il retourne définitivement au Panama, refermant ainsi un cercle commencé presque quarante ans plus tôt.
En 2012, lors du Panama Jazz Festival, le pianiste Danilo Pérez, lui aussi panaméen et héritier spirituel de Garnett, lui rend hommage. Ce moment dépasse le simple geste symbolique: c’est une poignée de main entre deux générations, la reconnaissance d’un legs musical qui permit à de jeunes artistes panaméens de trouver leur place sur la scène mondiale. La présence de Garnett n’existait plus seulement dans les souvenirs, mais dans le langage même du jazz contemporain.
Écouter Cosmos Nucleus aujourd’hui, c’est contempler les plans d’un son encore en évolution. L’approche de Garnett au saxophone, fluide mais puissante, expressive tout en restant mesurée, a influencé l’évolution de l’instrument dans les décennies suivantes. Sa sonorité, à la fois spirituelle et urbaine, a inspiré non seulement des musiciens, mais aussi des ingénieurs du son, fascinés par cette résonance, comme ils l’avaient été autrefois par la trompette de Miles Davis.
Il y a chez Garnett une part de free jazz, un goût pour la rupture et la remise en question, parfois proche de la liberté poétique de Sonny Rollins. Mais le réduire à une seule influence serait une erreur. Les années 1970 formaient un écosystème d’échanges et de métissages, chacun apprenant, empruntant, réinventant. Et au cœur de ce tumulte créatif, Garnett se distingue comme un visionnaire, un homme qui a su unir la rigueur intellectuelle du jazz à la mystique du cosmos.
Revisiter son œuvre aujourd’hui, c’est redécouvrir un maillon essentiel de l’histoire de l’improvisation, un pont entre la quête spirituelle des années 1960 et l’expérimentation électronique du XXIe siècle. Pour les jeunes musiciens, Cosmos Nucleus demeure une sorte de manuel, rappelant que l’innovation en jazz exige à la fois du courage, de la mémoire et une foi inébranlable dans la musique.
Carlos Garnett n’a peut-être jamais connu la célébrité de ses contemporains, mais sa contribution est fondamentale. Des albums comme Cosmos Nucleus sont bien plus que des disques: ce sont des documents sonores de l’évolution, des plans de construction pour l’art de franchir les frontières. Écouter Garnett, c’est entendre non seulement la voix d’un homme, mais celle d’un mouvement tout entier, le son des Caraïbes rencontrant le cosmos, le local s’élançant vers l’infini.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 8th 2025
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Musicians:
Carlos Garnett | tenor saxophone, soprano saxophone, ukelele, vocals |
Otis “Junior” McCleary | guitar |
Kenny Kirkland | electric piano |
Cecil McBee, Jr. | electric bass |
Byron Benbow | drums |
Neil Clarke | congas, percussion |
Gene Ballard | bongos, percussion |
Cheryl P. Alexander | vocals |
Cyril Greene | trumpet |
Angel Fernandez | trumpet |
Preston Holas | trumpet |
Wayne Cobham | trumpet |
Roy Campbell, Jr. | trumpet |
Quentin Lowther | trumpet |
Abdul Malik | trumpet |
Charles Doughterty | alto saxophone |
Al Brown | alto saxophone |
Robert Wright | alto saxophone |
Randy Gilmore | tenor saxophone |
Zane Massey | tenor saxophone |
Akum Ra Amen-Ra | tenor saxophone |
Yah Ya | tenor saxophone |
Carlos Chambers | baritone saxophone, ukelele |
Cliff Anderson | trombone |
Andrew Washington | trombone |
James Stowe | trombone |
Track Listing:
Side A:
- Saxy
- Cosmos Nucleus
- Wise Old Men
Side B:
- Mystery of Ages
- Kafira
- Bed-Stuy Blues