| Musique improvisée |
Entre le 16 janvier et le 31 octobre 1975, CAN livra pas moins de 36 concerts en Europe, dont un tiers dans notre Hexagone. J’eus pour ma part la chance (et l’inoubliable bonheur) de les saisir à la neuvième date de cette longue tournée, le 28 janvier 1975, en la mythique salle Roger Salengro, en plein centre de Lille. Le concert d’où sont extraites les cinq plages instrumentales de ce double CD fut quant à lui capté à Stuttgart lors de leur ultime date de l’année, et je dois avouer que je craignais que son écoute ne se révélât en deçà des souvenirs ébahis que je conserve de ma propre expérience. Devenu un mythe au fil des ans, CAN compte en effet au moins deux cohortes de zélateurs: ceux qui ne les ont connus que par leurs enregistrements studio (et ce, parfois même des années après leur dissolution), et ceux, désormais moins nombreux, qui peuvent se targuer fièrement d’un “j’y étais !”. Il faut savoir que CAN ne jouait jamais deux fois le même concert. Ces Teutons se présentaient sur scène sans set-list, ni même aucune idée formellement préconçue de ce qu’ils allaient interpréter, mettant ainsi chaque soir en pratique leur concept de composition instantanée (et par la même occasion, leur titre en jeu)… O tempora, o mores: l’époque était en effet au krautrock, ce courant expérimental venu de l’Est, et souvent germé sur les travées défrichées avant lui par Soft Machine, Pink Floyd et King Crimson… Ses hérauts avaient pour nom Tangerine Dream, Popol Vuh, Amon Düül, Ash Ra Tempel, Guru Guru, Birth Control, Faust, Neü, Gila, Exmagma, Wallenstein, Klaus Schulze et autres Kraftwerk. À l’époque, les chevelus parfumés au chillum et au patchouli s’agglutinaient, assis à même le sol glacial ou dans la poussière, pour “décoller” ensemble vers d’interminables voyages cosmiques, sous l’égide de moog-synthetizers empilés comme des parpaings autour de musiciens sérieux comme des papes. C’est en réaction contre cet ennui rampant (“No Fun”, comme disait l’autre) que naquit le punk (avec ses excès inverses, et son propre “non-conformisme” de masse), mais à l’instar de Van Der Graaf Generator pour le prog, CAN s’est toujours situé à cent lieues de ces controverses. Intellos, certes, et savants aussi (deux d’entre eux avaient été élèves de Karlheinz Stockhausen, et les deux autres venaient d’horizons tout aussi disparates: le batteur du jazz, et le guitariste du rock psychédélique). Mais chez eux, l’aventure expérimentale ne se départait jamais d’une furia rythmique d’extraction quasiment tribale: de fait, CAN générait sa propre fusion entre le funk afro-américain et les cérémonials païens du Velvet Underground et du Floyd de Syd Barrett. Les improvisations échevelées que mène à l’orgue Irmin Schmidt rappellent ici parfois les arabesques que dessinait Ray Manzarek au sein des Doors, tandis que la guitare acide de Michael Karoli lui tient la dragée haute (écoutez donc ce dernier propulser le “Vier” qui ouvre le second CD, comme du Santana sous speed), et l’imparable rythmique que constituaient le reptilien Holger Czukay et la machine à beats Jaki Liebezeit pousse en permanence la bacchanale jusqu’à la transe. Remarquablement mixés et restaurés, ces cinq longs instrumentaux, à la pulsion aussi hypnotique que frénétique, confirmeront à leurs bienheureux témoins d’alors qu’ils n’avaient effectivement pas rêvé: CAN était une comète dont la queue incandescente brûle encore de nos jours, tout comme il y a un demi-siècle déjà. C’était hier, et la Bête revient exhaler son haleine soufrée au museau du pseudo-rock calibré et manufacturé de ce millénaire… Repentez-vous, mécréants: Godzilla is back!
Patrick Dallongeville
Paris-Move, Blues Magazine, Illico & BluesBoarder
PARIS-MOVE, July 9th 2021
::::::::::::::
Album à commander (absolument!) sur le Bandcamp de CAN, ICI
Recommandé, le triple vinyle couleur orange, qui est collector: à commander ICI
Tracklist:
Stuttgart 75 Eins 20:11
Stuttgart 75 Zwei 14:00
Stuttgart 75 Drei 35:58
Stuttgart 75 Vier 10:24
Stuttgart 75 Fünf 9:32
CAN • Live In Stuttgart 1975 • Krautrock • Full album • 2021:
https://www.youtube.com/watch?v=-ayVlwmr0n4
Pour ceux qui ne connaissent pas encore assez bien CAN, à lire sur wikipedia, ICI