CAN – Live In Brighton 1975

Mute
Musique improvisée
CAN - Live In Brighton 1975

“I went down to the crossroads, fell down on my knees”… De la plus étrange des façons, cette épiphanie décrite par le légendaire Robert Johnson ne s’accomplit pas, pour maints freaks et kids des seventies (c’est ainsi que la presse spécialisée désignait alors le public rock), au fin fond du Mississippi rural entre deux guerres mondiales, mais au beau milieu de l’un ou l’autre de ces hangars froids et austères qui faisaient office de salles de concerts sur notre vieux continent en ces temps reculés. Et plus inattendu encore, les officiants de cette révélation n’étaient ni Afro, ni Américains, mais proprement Teutons! Une décennie durant, la formation de Cologne initia ainsi une génération entière à ses propres rites vaudou, et il n’était que temps (à présent que trois de ses membres séminaux ont passé l’arme à gauche) de témoigner de son impact scénique sur de jeunes cerveaux européens encore malléables. Car pour ceux qui, alors encore trop jeunes ou géographiquement éloignés, avaient loupé les Doors, le Dead, Soft Machine ou le Velvet live, Can fit office de salutaire piqûre de rappel (ou de voiture balai, selon). Davantage encore que sur ses albums studio, la clé de voûte de cet improbable combo résidait en sa section rythmique, et l’on ne soulignera jamais assez le pouvoir cathartique que recelaient entre leurs doigts le bassiste Holger Czukay (élève défroqué de Stockhausen, tricotant d’envoûtantes lignes arachnéennes de ses mains gantées de blanc) et la machine à rythme Jaki Liebezeit. C’est à ces derniers que l’on devait la distinction essentielle d’avec les écroulades alors en vigueur chez le Floyd et Tangerine Dream, voire l’intellectualisme abscons d’un Soft Machine emmuré dans l’hermétisme, et la rigidité déjà glaciale de Kraftwerk. Car d’intellectualisme il n’était chez Can nullement question, tant ce commando abordait littéralement sa musique de la manière la plus organique qui fut. En deux CDs, sept longues plages anonymes (juste intitulées selon leur numération en allemand) et 90 minutes instumentales, on réalise à quel point la notion de jam band ne s’est peut-être jamais mieux incarnée que lors de ces bacchanales, qui ne devaient au jazz que leur propension à décoller à partir d’un thème lancé par l’un des leurs comme une simple proposition, pour s’en emparer collectivement jusqu’à en extraire la matière la plus chaleureusement viscérale qui soit. Si Liebezeit s’avère, à l’écoute de ces deux CDs, le plus crédible équivalent occidental du regretté Tony Allen, la guitare flamboyante de Michael Karoli s’affranchissait singulièrement des canons rock européens (nulle trace dans son jeu de Clapton ou Gilmour), pour épouser la fluidité acide de maîtres psychédéliques californiens tels que Jerry Garcia ou John Cipollina. Le frénétique “Vier” évoque ainsi des Ventures sous LSD, et les six cordes acides de Karoli s’y taillent une impressionnante part du lion. Battant donc en brèche la légende apocryphe décrivant le krautrock comme un trip essentiellement intellectuel, Can injectait le funk et la pulsion de l’Afro Beat parmi les explorations cosmiques initiées au cours de la décennie précédente. Le public sortait de ces concerts en se trémoussant sur une gigue exacerbée, et après le “Live In Stuttgart” paru l’an dernier, en voici un témoignage de plus. Yes, we still Can!

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, January 6th 2022

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CAN – Vier [Live in Brighton 1975] (Excerpt):