Bruce Guertz Quintet – Octopus Dreams (FR review)

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Jazz
Bruce Guertz Quintet - Octopus Dreams

La pièce est plongée dans une pénombre imaginaire, mais immédiatement familière. Une ligne de contrebasse émerge de l’ombre, posée, confiante, comme si elle disposait de tout le temps du monde. Quelque part, entre le tintement des verres et le murmure feutré d’un public qui prend place, la musique commence à respirer. Il ne s’agit pas ici de nostalgie comme reconstitution, mais de la mémoire comme atmosphère, celle qui s’installe avant même que l’on ait le temps de la nommer.

Si l’on s’est un jour demandé à quoi pouvait bien rêver une pieuvre, Bruce Gertz et son quintette semblent décidés à nous en livrer une réponse. La pieuvre, après tout, est une créature d’intelligence et d’extension, dont les tentacules se déploient simultanément dans plusieurs directions. Octopussy Dream fonctionne de la même manière. L’album étend ses bras vers l’âge d’or des clubs de jazz tout en demeurant solidement ancré dans le présent, explorant des décennies d’influences avec une assurance tranquille.

Au cœur du projet, on trouve un jazz résolument classique, mélodique, équilibré, profondément enraciné dans les traditions du swing et du post-bop, sans jamais donner l’impression d’être figé ou muséifié. Bien au contraire, la musique invite l’auditeur dans un espace sonore qui évoque les clubs des années 1950, où l’intimité primait sur le volume et où le savoir-faire constituait en soi une forme de séduction. En cette période festive souvent saturée d’excès, cet album apparaît comme une pause salutaire: réfléchi, généreux, profondément humain.

Quelque chose de profondément collectif se dégage de cette musique. Elle réveille des fragments de mémoire culturelle partagée, des scènes de films anciens, des passages de livres lus trop tôt, ou peut-être simplement imaginés, des aperçus d’époques jamais vécues mais pourtant héritées. Cette sensation devient évidente lorsque l’on s’intéresse à l’homme derrière la musique. Chaque matin, à Melrose dans le Massachusetts, Bruce Gertz, contrebassiste, compositeur et pédagogue de jazz de renommée internationale, prépare une tasse de café avant de s’installer au piano à queue de son salon. Entouré de plantes, de disques qui l’ont façonné et des traces matérielles d’une longue carrière, il compose quotidiennement. Sans échéance. Sans événement particulier. «Parfois, confie-t-il, je n’ai qu’une petite idée, mais elle peut devenir la graine d’une belle composition.»

Cette philosophie irrigue discrètement Octopussy Dream. L’album est d’un accès immédiat, mais sous cette apparente simplicité se cache un réseau d’arrangements d’une grande intelligence et une profonde confiance entre les musiciens. Rien d’étonnant, venant de celui qui enseigne la contrebasse au Berklee College of Music et dont le parcours inclut des collaborations avec Gary Burton, Jerry Bergonzi, John Abercrombie, Kenny Werner, Mick Goodrick, Kurt Rosenwinkel, Billy Hart, Bill Frisell, George Cables, Tom Harrell, Joe Lovano, Dave Brubeck, Cab Calloway, Maynard Ferguson, et bien d’autres encore, qui forment à eux seuls une véritable archive vivante du jazz moderne.

Ce qui se déploie ici n’est pas de l’imitation, mais une distillation. À une époque où une grande partie du jazz contemporain s’oriente vers les textures électroniques, les hybridations de genres ou l’expérimentation frontale, Octopussy Dream affirme avec douceur une autre voie: celle d’un langage jazz classique qui conserve une profondeur intacte lorsqu’il est abordé avec imagination et retenue. La section rythmique joue un rôle central, à la fois socle et espace de respiration, tandis que chaque musicien apporte des propositions personnelles plutôt que démonstratives. L’ensemble donne naissance à un son ni rétro ni révisionniste, mais pleinement inscrit dans le XXIe siècle.

Cette superposition des temporalités se révèle particulièrement sur le titre «Redacted». Presque sans que l’on s’en rende compte, l’auditeur est guidé du passé vers le présent à travers de subtiles inflexions harmoniques et rythmiques. Rien ne s’impose bruyamment ; la musique avance comme la mémoire elle-même, par associations, par suggestions, par accumulation progressive. Un instant, l’on perçoit l’écho d’un vocabulaire jazz ancien; l’instant suivant, l’on se retrouve pleinement dans l’ici et maintenant, sans jamais sentir la couture.

Ainsi le rêve de la pieuvre finit par s’imposer. Ses tentacules s’enroulent autour de plusieurs décennies, de différentes manières d’écouter, de multiples registres émotionnels. À l’ère des playlists et de l’écoute distraite en continu, Octopussy Dream réclame quelque chose de devenu rare: que l’on s’assoie, que l’on écoute attentivement, et que l’on y revienne. Lorsque l’album se remet à tourner en boucle, sur un lecteur CD, une platine vinyle ou une file d’attente numérique, c’est le signe qu’il s’est produit quelque chose d’essentiel. Non pas une révélation tonitruante, mais une conversation silencieuse et durable. Ce qui, en jazz comme dans les rêves, est souvent ce qui reste le plus longtemps.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, December 23rd 2025

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Musicians:
Bruce Gertz-Composer/Bass
Phil Grenadier-Trumpet, Flugelhorn
Rick DiMuzio-Tenor Saxophone
Gison Schachnik-Piano
Gary Fieldman-Drums