BOBBY CHARLES – Alligators, Sprockets And Bended Knees

Jasmine
Rhythm 'n' Blues
BOBBY CHARLES - Alligators, Sprockets And Bended Knees

En ces temps de pandémie et de confinement forcé, on ne va pas s’évertuer à faire pleurer davantage encore dans les chaumières, avec des histoires de pauvre gars qui s’appelait Armand (dont la rumeur prétend qu’il n’avait ni papa, ni maman). Il n’empêche tout de même que le parcours de Robert Charles Guidry charria son propre lot d’incompréhension et d’injustice. Jugez-en: que son nom de scène demeurât largement méconnu des masses n’aurait en définitive guère d’importance, si ce garçon n’avait, ses 17 ans à peine sonnés, signé quelques uns des hits majeurs du rhythm n’ blues sudiste des fifties. Pas plus parent de Ray Charles que de Sacha Guitry, il était né le 21 février 1938 à Abbeville (pas le chef-lieu d’arrondissement de la Somme, mais son homonyme louisianais, au cœur du pays cajun). Il y grandit au son de la musique locale, et dès son treizième printemps, ce jeune passionné (se produisant déjà au sein d’un ensemble vocal et instrumental appelé les Clippers) entreprit de régulières escapades à New-Orleans. Bien que ne maîtrisant aucun instrument spécifique, il s’y mit à fréquenter les abords de clubs auxquels il ne pouvait encore légalement accéder, pour y lier connivence avec quelques pointures du cru telles que Guitar Slim, Lloyd Price et Paul Gayten. Ce dernier l’invita même à le rejoindre sur scène pour y interprêter quelques titres, et l’accueil que lui réserva le public lui conféra assez d’assurance pour susciter chez lui un talent précoce de songwriter. L’anecdote est connue: au sortir d’une séance d’enregistrement particulièrement intense, Ringo Starr s’était fendu de l’un de ses aphorismes coutumiers, et c’est en le citant au pied de la lettre que John Lennon composa “A Hard Day’s Night”. Sous la plume de Bobby Charles, ce genre d’inspiration fortuite avait présidé dix ans plus tôt à la naissance d’un autre hit mondial, le célèbre “See You Later, Alligator”. Initialement destiné par son auteur à son idole Fats Domino, Bobby ne se résolut à l’enregistrer lui-même que lorsque ce dernier en déclina la proposition. La réponse du public quand Guidry et ses Clippers l’interprétaient attira en effet l’attention de l’un des rabatteurs qu’appointaient dans le Sud les frères Phil et Leonard Chess. Après que Bobby l’eut chanté à Leonard par téléphone, une session fut promptement organisée en octobre 55, dans le studio néo-orléanais du fameux Cosimo Matassa. Il fallut pas moins d’un week-end entier aux musiciens mobilisés en cette occasion, pour accoucher des deux faces du premier single de l’effronté teenager. Son timbre subtilement voilé (mais déjà assuré) ne trahissant alors en rien son identité blanche et juvénile, les DJs des radios environnantes (et les patrons de son label eux-mêmes) furent alors persuadés d’entendre un artiste noir et mature. Sur les travées du déjanté Little Richard, les enlevés “Watch It Sprocket ” et “Laura Lee” ne faisaient en tout cas rien pour dissiper le malentendu, non plus que les frénétiques “Take It Easy, Greasy” et “No More (Ain’t Gonna Do It)”. Des ballades chaloupées dans la veine de Fats Domino telles que “Ain’t Got No Home”, “I’m A Fool to Care” et “Your Picture” renforçaient cette trompeuse impression, accentuée par de joviaux rocks noirs comme “No Use Knocking”, “Mr Moon”, “Lonely Street”, “Over Yonder”, “One Eyed Jack”, “Yea Yea Baby (Yeah Yeah)” ou le savoureux “I’ll Turn Square For You” (“j’ai des souliers en croco et j’adore le rhythm n’ blues, mais je pourrais me ranger pour toi”!). Biberonné aux truculents parfums de la Crescent City, le jeune Bobby transpirait en effet par tous les pores le son des clubs locaux: cette pompe de piano déterminée, soutenue par le cool beat qu’appuyaient les duos de saxophones. Une leçon qu’un autre transfuge blanc, Bill Haley, transmit à ses Comets pour propulser sa propre version de “See You Later, Alligator” au firmament des ventes internationales. Éclipsant de loin le succès essentiellement régional de l’original, il s’en écoula des millions, tandis qu’aucun des enregistrements de Bobby Charles ne parvint jamais à se hisser à de tels pics commerciaux. Celui-ci put néanmoins se consoler en engrangeant les royalties des compositions qu’il sut également confier à d’autres vedettes, telles que Clarence “Frogman” Henry (“But I Do”), et surtout Fats Domino (“Walking To New Orleans”, “It Keeps Rainin'”). Quelles que soient les jubilatoires surprises que réserve au néophyte ce double CD, l’honnêteté commande de préciser que le top of the crop réside essentiellement sur la première rondelle, qui regroupe l’essentiel de ses sessions Chess de 1955 à 58. Signé ensuite chez Imperial, ses enregistrements subséquents y pâtirent d’une production plus policée (chœurs féminins souvent ineptes, et cornaquage appuyé d’un Dave Bartholomew que l’on connut plus pertinent), aboutissant parfois à des abîmes de mièvrerie et d’inconsistance comme les embarrassants “The Town Is Talking”, “Bye Bye Baby”, “What A Party” ou le consternant “Nothing As Sweet As You”. Sous la pression d’un label en quête forcenée de rendement, le pauvre Bobby ne put que se résoudre à édulcorer l’expression vitale de ses débuts. Dépité, il disparut bientôt des radars et des studios, pour ne resurgir qu’en 1972 avec un album éponyme (sur Bearsville), enregistré en compagnie de Dr. John et des musiciens de The Band. Ceci est une autre histoire, mais le présent recueil se complète pour notre bonheur des réjouissants “Teenagers” et “Tell Me Baby”, ainsi que de l’adaptation par Bobby de l’excellent “Four Winds” de Fats Domino. S’y ajoutent celles par ce dernier de trois titres co-signés Guidry (ainsi que celles de Bill Haley, Clarence “Frogman” Henry, John Fred et Johnnie Allan). Oublié par les média, Bobby Charles n’allait dès lors plus poursuivre qu’une carrière confidentielle, avec cependant le soutien et l’estime de ses pairs, au rang desquels se trouvaient Paul Butterfield, Kris Kristofferson, Willie Nelson et Neil Young.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, May 24th 2020

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