Bijan Taghavi – Cactus Sessions (FR review)

Self Released – Street date January 9, 2026
Jazz
Bijan Taghavi- Cactus Sessions

Il y a un charme certain dans ce nouvel album du pianiste et compositeur Bijan, qui s’aventure ici sur le terrain nu et impitoyable du piano solo, un espace où chaque note se révèle, où les fidélités artistiques se dévoilent plus clairement qu’au sein de n’importe quel ensemble. Et ce que l’on entend d’emblée, c’est l’empreinte profonde de sa formation classique, un héritage qui imprègne chacune de ses décisions musicales. Bien que présenté comme un album de jazz, le projet repose sur la grammaire, la symétrie et la discipline de l’écriture classique contemporaine. Rien n’est conçu pour dérouter ou surprendre; tout est mesuré, agencé avec une précision presque cérémonielle. Même les progressions harmoniques, d’une élégance certaine, suivent des chemins attendus, non par manque d’audace, mais par fidélité à un instinct forgé au conservatoire. On pourrait dire que ce dernier reste le fantôme discret de ces enregistrements, dictant en silence les règles du jeu.

L’histoire de la découverte du jazz par Bijan a d’ailleurs quelque chose d’un prologue cinématographique. Jeune lycéen, il se retrouve propulsé sur la scène du SOKA Performing Arts Center, aux côtés du flûtiste latin-jazz Nestor Torres, lauréat d’un Grammy. Sous les projecteurs, face à un langage rythmique encore étranger et à l’effervescence de l’improvisation qui prend forme à quelques pas de lui, quelque chose s’ouvre. Doté d’une oreille absolue, il absorbe instantanément la musique, naviguant dans un univers qu’il ne connaissait que de loin. Quelques semaines plus tard, il découvre Oscar Peterson et Kenny Barron: à partir de ce moment, le jazz n’est plus un detour, c’est une direction.

Mais si le jazz l’a capturé, la rigueur classique, elle, ne l’a jamais lâché. Bijan suit un parcours académique prestigieux: boursier de la Fondation Presser, licencié de la Manhattan School of Music, puis diplômé de l’Université d’État du Michigan. Il étudie auprès de Phil Markowitz, Fred Hersch, Garry Dial et Xavier Davis,  des maîtres qui ne transmettent pas seulement la technique, mais une manière de penser le son, la forme, l’intention. La combinaison de ces influences, superposée à ses années de formation classique, crée une tension qui traverse toute son identité artistique : celle du conflit entre expression et structure, liberté et forme, risque et raffinement.

Sa carrière, elle, a prospéré autant en solo qu’en tant que collaborateur recherché. Bijan devient ce musicien sur lequel les autres comptent, l’arrangeur capable d’apporter cohérence et profondeur à chaque projet. Rodney Whitaker, Carmen Lundy, Luther Hughes, Joe Lovano, Stefon Harris, Lewis Nash, Joe LaBarbera et John Webber ont fait appel à lui, tout comme une nouvelle génération de talents prometteurs: Allen Dennard, Erena Terakubo, Giveton Gelin, Roxy Coss, Altin Sencalar, Tyreek McDole et Will Lyle. Dans ces contextes, sa précision est un atout majeur,  un moyen d’ordonner la complexité, de créer pour chacun un écrin parfaitement ajusté.

Mais dans l’intimité du piano solo, cette précision se retourne parfois contre lui. La clarté est indéniable, l’artisanat admirable, mais la palette émotionnelle semble parfois contenue par les attentes de la tradition classique. Les auditeurs passés par les conservatoires européens reconnaîtront immédiatement ces échos: le lyrisme introspectif de Chopin, la dramaturgie calculée de Liszt, la chaleur romantique de Dvořák. Une familiarité qui peut rassurer, mais aussi enfermer. On en vient à sentir que chez Bijan, la structure a souvent le dernier mot, et que le frisson d’imprévisibilité propre au jazz reste cantonné aux marges.

L’album, au final, est un objet d’une grande finesse, mais qui soulève une question plus large: que devient le jazz lorsque son impulsion improvisée se retrouve domptée par l’ordre classique? Que gagne-t-il lorsque la précision supplante le risque, et que perd-il en chemin?
Ces tensions irriguent la musique, fascinant certains auditeurs et en laissant d’autres sur leur faim. Le dernier morceau, une relecture classique de «Desafinado», cristallise ce débat. Plutôt que d’embrasser la nonchalance brésilienne de la pièce de Jobim, Bijan la transforme en quasi-étude de musique de chambre. Le résultat intrigue, stimule, mais séduit moins qu’il ne questionne, une démarche qui semble viser un public précis, familier des codes classiques plus que des libertés du jazz.

Pourtant, cet album ressemble moins à une conclusion qu’à un chapitre intermédiaire. On imagine aisément qu’en concert, libéré du silence méthodique du studio, Bijan puisse relâcher cette maîtrise, laisser l’émotion affleurer, s’abandonner davantage à la turbulence créative du jazz. Peut-être que ses futurs enregistrements exploreront plus frontalement ces frictions qui le définissent, embrassant non seulement l’élégance de son héritage classique, mais aussi l’énergie imprévisible qui fait battre le cœur du jazz.

Pour l’instant, il se tient à un carrefour, musicien naviguant entre deux traditions puissantes. Et si cet album pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, c’est peut-être là sa plus grande force: il laisse entrevoir que le parcours musical de Bijan n’en est qu’à ses chapitres préliminaires, et que les plus surprenants restent peut-être à venir.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, November 21st 2025

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Website

Musician :
Bijan Taghavi : Composer, pianist

Track Listing :
Wave
I Should Care
I’ll Remember April
Peace
Have you Meet Miss Jones
Ask Me Now
East Of The Sun
Desafinado