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L’art de franchir les frontières: Tree to Tree d’Ashley Maher.
Dans l’univers d’Ashley Maher, les frontières sont poreuses, les mélodies voyagent, et le rythme devient une forme de citoyenneté. Née au Canada, élevée à Los Angeles et façonnée artistiquement à Londres, Maher a toujours vécu dans l’entre-deux, entre les continents, entre les langages musicaux, entre la mesure du jazz et le battement organique de l’Afrique de l’Ouest. Son nouvel album, Tree to Tree, enregistré à Dakar, n’est pas seulement le fruit de ce parcours: c’en est la traduction sonore, la trace vivante d’un voyage.
Dès les premières mesures, Tree to Tree s’impose moins comme un album de studio que comme une rencontre, une communion entre musiciens, cultures et histoires. Les percussions vibrent de terre et de poussière, les cuivres s’élèvent comme une aube sur la ville, et la voix de Maher, à la fois ancrée et aérienne, ne domine pas l’ensemble: elle y circule, en fait partie. Tout semble capté dans sa vérité la plus simple, comme si les micros n’avaient fait qu’enregistrer une conversation déjà commencée.
L’enregistrement à Dakar offre à Maher ce qu’aucun studio occidental, si perfectionné soit-il, ne pouvait lui donner: l’espace pour l’imprévu, pour le souffle, pour l’accident heureux. Les musiciens locaux, dont elle insiste à mentionner les noms, apportent à ses compositions une spontanéité et une précision rares. Leurs jeux s’entrecroisent, se répondent, inventent sans cesse, comme si chaque motif rythmique ouvrait un dialogue nouveau. Dans ce cadre, Maher n’est plus la meneuse: elle devient auditrice, sa voix réagissant à la pulsation comme les pieds d’une danseuse répondent au sol.
C’est dans cette humilité, ce choix de rejoindre plutôt que de diriger, que l’album trouve sa force tranquille. Trop souvent, les artistes occidentaux abordent les musiques du monde en visiteurs, ajoutant quelques couleurs «exotiques» à des structures familières. Maher, elle, fait le trajet inverse: elle laisse le rythme transformer sa perception du temps, les timbres africains redessiner ses mélodies, la logique d’un autre continent modifier sa propre grammaire musicale.
Le pouls d’un lieu
On le perçoit pleinement sur Reading the Rings, où la section rythmique avance avec une intensité presque hypnotique, soutenue par des cuivres éclatants, précis, lumineux. Le groove est tendu mais respirant, traversé par l’intelligence de musiciens pour qui le temps n’est pas linéaire mais vivant. La voix de Maher flotte légèrement en retrait, comme pour résister à la gravité du rythme, pour y inscrire une respiration humaine.
Plus loin, Galon de Leche s’impose comme une révélation: le moment où toutes ses influences, africaines, jazz, songwriter, se fondent en une seule identité sonore. Juste avant, sa relecture du American in Dakar de Gordon Matthew Sumner résonne comme une déclaration d’intention : habiter la chanson d’un autre jusqu’à la faire sienne, la réinventer dans une autre langue musicale.
Entre l’Afrique et l’Occident
À mesure que Tree to Tree s’enracine dans les sonorités africaines, il révèle paradoxalement la part la plus occidentale de Maher. Dans Ever Given, par exemple, sa voix évoque la clarté dépouillée de Suzanne Vega, ce mélange d’intellect et d’émotion, de retenue et de confession. La chanson sonne comme un essai intime sur l’appartenance: comment une artiste peut être façonnée par de multiples territoires sans appartenir totalement à aucun.
Cette question, où se situe l’appartenance?, semble parcourir tout l’album. Chez Maher, l’identité n’est pas un ancrage fixe mais un mouvement permanent, un va-et-vient entre le dehors et le dedans, entre les racines et les branches. Le titre Tree to Tree en est la parfaite métaphore: la continuité dans la distance, les racines qui se rejoignent malgré l’espace qui les sépare.
La musique comme conversation
On parle souvent de «fusion» à propos des musiques métissées, mais Maher échappe à ce mot. Tree to Tree n’est pas une fusion: c’est une conversation. Chacun garde sa voix, son accent, sa couleur. Les percussions ne sont pas un décor, la voix n’est pas le centre; tout coexiste, à taille humaine, dans une écoute réciproque.
À la première écoute, le mix peut surprendre: la voix n’est pas mise en avant, comme dans la plupart des productions anglo-saxonnes. Mais peu à peu, cette égalité de traitement s’impose comme une évidence. Elle traduit une éthique: pas de hiérarchie, pas de domination sonore, seulement le partage.
Un voyage vers l’unité
Avec Nenam, le dernier titre, vient la récompense: un éclat de lumière, une célébration. C’est la conclusion d’un parcours qui, plus qu’un album, ressemble à une quête d’unité. Les percussions, les voix, les cuivres et les cordes y forment un tout vibrant, presque spirituel.
Tree to Tree ne se livre pas d’un coup. Il demande du temps, une écoute disponible, la même ouverture que celle qu’exige le voyage. Mais il rend au centuple ce qu’il demande. C’est un disque qui élargit l’oreille, la pensée, la perception du monde.
Chez Ashley Maher, la musique n’est pas une traversée de frontières: c’est leur effacement. Non pas pour nier les différences, mais pour célébrer l’espace où elles se rencontrent et s’enrichissent mutuellement. Dans un monde fragmenté, Tree to Tree agit comme un geste lumineux de réconciliation, une invitation à écouter l’autre pour mieux se retrouver soi-même.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, October 10th 2025
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Musicians :
Jean Mermose – keys
Papis Konate – keys
Amady Sibide – guitar
Thierino Sarr – bass
Abdoulaye Lo – drums
Babakar Seck – sabar
Samba Ndokh Mbaye – tama
Willy Bousset – bass
Alioune Seck – sabar
Mildhah – trumpet
Silvain Boco – trombone
Ken Hnom – guitar
Aminata Doucoure – guest vocal
Ashley Maher – vocals
Tracking Listing :
Music
Salt and Pepper
American In Dakar
Till The Day
Galon de Leche
Dangerous
Reading The Rings
Ever Given
Nenam