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Enregistré lors de deux journées concentrées, les 17 et 18 décembre 2024, ce disque marque le deuxième album en piano solo du compositeur et pianiste cubain installé à Brooklyn, Aruán Ortiz. Ce qu’il propose ici n’est pas une écoute facile, et ce n’est pas son objectif: il s’agit d’œuvres d’une profondeur considérable, issues d’une démarche intellectuelle exigeante et sans concession. Les titres, souvent en français, renvoient aux legs du colonialisme et aux couches d’histoire d’une puissance européenne «hexagonale» qui étendit autrefois son emprise sur une grande partie du monde.
Ortiz ne cherche pas à séduire son auditoire; il le confronte. Ses thèmes sont sombres, finement ciselés, méditatifs, et demandent au public de fermer les yeux pour s’y abandonner pleinement. L’écouter jouer, c’est voir défiler des images dans l’œil intérieur: l’un des rares morceaux en anglais, Seven Aprils in Paris (And a Sophisticated Lady), suggère justement une telle scène visuelle, un après-midi dans un Paris presque désert en plein été, la lumière tombant sur les façades de pierre, une femme qui passe en silence, observée de loin. La musique esquisse à la fois sa silhouette et le décor urbain, dressant simultanément un personnage et son arrière-plan.
L’album entier se déploie ainsi, méthodiquement, avec une réflexion ancrée dans les passés coloniaux, français, anglais, mais aussi espagnol. Le dernier morceau, sans doute le plus personnel, From the Distance of My Freedom, pose des questions plutôt qu’il n’apporte de réponses: il interroge la place du colonisé, la couleur de peau, l’universalisme, l’africanité, le poids de l’exclusion. Ortiz semble y tracer l’écho d’une douleur partagée par toutes les îles marquées par l’empreinte impériale, de Cuba à Tahiti, où résonnent les mêmes luttes. L’analyse s’étend jusqu’aux ancêtres et au mysticisme, aux questions de l’être et du soi. Au fond, la musique va plus loin que les mots: elle sculpte la pensée, façonne la vision.
Les notes de livret, signées Brent Hayes Edwards, rappellent l’extraordinaire amplitude d’Ortiz: «Ortiz est reconnu pour sa technique prodigieuse, et de multiples lignées convergent sous ses mains, de Schoenberg, Messiaen et Ligeti à Bebo Valdés, Don Pullen et Cecil Taylor.» La critique Ann Braithwaite insiste dans le même sens: le jeu pianistique d’Ortiz est saisissant, mais surtout, il s’attache à ce qu’Edwards appelle «les implications d’une Renaissance créole», inscrivant sa musique dans la longue tradition des études et créations collectives noires. Ortiz lui-même cite les poètes de la Négritude, Aimé et Suzanne Césaire, René Ménil, qui, à travers des stratégies surréalistes, ont reformulé le récit de la vie et de l’histoire afro-diasporiques dans les Caraïbes. Sa musique, si innovante et avant-gardiste soit-elle, plonge ses racines dans ce terreau d’expérimentation et de réinvention noires.
Cette filiation se reflète avec force dans les mots d’Aimé Césaire. Dans le Cahier d’un retour au pays natal, il écrit: «Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. Ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.» Et dans La Tragédie du Roi Christophe, il expose l’impossible charge imposée aux colonisés: «Je demande trop aux hommes! Mais pas assez aux nègres, Madame!… Tous les hommes peuvent avoir les mêmes droits, j’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui portent plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous?». L’album d’Ortiz résonne dans l’ombre de tels textes, ses notes prolongeant cette interrogation sur l’égalité, la responsabilité, et la persistance tenace de l’exclusion.
De ce point de vue, ce disque se place aussi en contrepoint du prochain album de Mark Turner, attendu en octobre, lui-même méditation sur la mémoire et l’arrachement. Les deux naissent de la nécessité de se souvenir, des histoires de déracinement, du poids des exils forcés, de la persistance d’exister malgré tout.
Lourd de sens sans jamais s’effondrer sous sa propre gravité, le travail d’Ortiz paraît urgent, presque indispensable. À une époque où la mémoire collective s’efface vite et où la distraction règne, cet album impose l’attention. Par sa profonde humanité et sa densité thématique, il est l’un des enregistrements les plus inspirants du moment: une musique qui refuse l’oubli, qui force à se souvenir, et qui exige silencieusement davantage de chacun de nous. Une preuve d’humanité, offerte avec urgence dans un monde qui en a plus que jamais besoin.
Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News
PARIS-MOVE, August 19th 2025
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Musician:
Aruán Ortiz, piano
Tracklist:
L’étudiant noir
Seven Aprils in Paris (And a Sophisticated Lady)
Légitime défense
From the Distance of My Freedom
Première Miniature (Créole Renaissance)
The Great Camouflage
Deuxième miniature (Dancing)
We Belong to Those Who Say No to Darkness
The Haberdasher
Lo Que Yo Quiero Es Chan Chan