ALLISON MOORER – Blood

Autotelic / Thirty Tigers
Country, Folk
ALLISON MOORER - Blood

Si la country-music était à l’origine la musique des ploucs blancs que dépeint le roman de Steinbeck “Les Raisins De La Colère” (censée en transcender les angoisses et les tourments), son embourgeoisement pépère (tel que caricaturé il y a quarante ans par le film des Blues Brothers) a figé le genre au rang d’entertainment inoffensif (si ce n’est sur le plan du développement neuronal de l’électeur moyen). Bande-son des rednecks et d’un Ku-Klux-Klan tellement largué qu’il n’entrave même rien à Wagner (Richard, pas Kurt), le caractère éminemment conservateur de ce courant musical n’est toutefois pas parvenu à transcender complètement les sombres tragédies que sous-tendent ses propres racines. À preuve, l’histoire de ces deux frangines, nées à quatre ans de distance (l’une en Virginie et l’autre en Alabama) : Shelby et Allison Moorer. Toutes deux youngest darlings des TV shows que produisait déjà Nashville dans les années 80/90, il ne leur fallut pas moins de trois décennies avant de pouvoir révéler, par delà les figures imposées du genre, leur enfance commune digne d’un feuilleton de Zola. Alcoolique et violent, leur tyran domestique de père en vint en effet à se suicider après avoir assassiné son épouse, laissant leurs deux filles orphelines. Là où nos Fréhel, Piaf et Lise Gauty auraient trouvé plus que matière à chanson réaliste, le bizness discographique amerloque préféra continuer à leur faire débiter les sempiternelles variantes des roucoulades matrimoniales de rigueur (“je t’ai donné ma fleur mais tu l’as foulée aux orties, quand cesseras-tu de jouer au poker jusqu’à pas d’heure au lieu de te blottir dans mes bras au sein de notre doux foyer”, et “ta mère ne devrait pas continuer à élever des cow-boys pour en faire des petits garçons”…). Les interprètes masculins y ajoutent quant à eux cette martingale : “une bouteille vide, un cœur brisé, mais tu demeures dans mes pensées”… Dans le cas des jeunes sœurs Moorer, ces lieux communs aboutirent en réalité à des services sociaux, des familles d’accueil, ainsi qu’au traumatisme subséquent, subrepticement enfoui sous des vestes à franges et Stetsons de pacotille. Un an après sa sœur aînée (Shelby Lynne), Allison Moorer s’apprête à publier une autobiographie qui ne dissimule plus rien de ce drame familial, et cet album (son dixième à ce jour) en est en quelque sorte la bande-annonce. Dès l’ombrageux “Bad Weather” qui plante le décor, puis le sépulcral “Cold Cold Earth” figurant le deuil insurmontable d’une fratrie déchirée, on pressent que les whoopees et yee-hahs de rodéo ne seront cette fois pas de circonstance. Enrichissant au contraire les instrumentations traditionnelles du genre, des plages comme “Nightlights” (avec la trompette sensible de Steve Patrick) ou le lazy funk de “The Rock And The Hill” élargissent le panel d’Allison, comme elle sut le faire avec sa sœur aînée lors de leur album commun de de 2017, “Not Dark Yet”. C’est cette dernière qui signe l’auto-confessionnel “I’m The One To Blame”, d’après une note laissée par leur défunt père. Les émouvants “Heal” et “Set My Soul Free” sont bien les suppliques envers la résilience que suggèrent leurs titres, tandis que la plage titulaire et “The Ties That Bind” témoignent de l’indestructible permanence des liens familiaux, par delà les drames et la douleur durable qu’ils génèrent parfois. Outre le fait de constituer le titre de son autobiographie imminente, “All I Wanted (Thanks Anyway)” est un de ces outlaw-classics dont son ex-beau frère Steve Earle et la grande Lucinda Williams font leurs ordinaires déclarations d’indépendance. Confirmant que le temps où l’on pouvait encore calibrer Allison Moorer est désormais révolu, voici donc un album d’une sincérité absolue, qui frappe au plexus et tire des larmes.

Patrick Dallongeville
Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder

PARIS-MOVE, June 16th 2020