
ITW de Mark Turner pour la sortie de son album The Autobiography of an Ex-Colored Man
ITW by Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio
Cela s’est presque produit comme par destin : en l’espace de vingt-quatre heures, j’ai reçu deux albums qui semblaient faits pour dialoguer l’un avec l’autre. Le premier était Creole Renaissance d’Aruán Ortiz (voir ICI ma chronique sur Paris-Move), un enregistrement qui m’a immédiatement plongé dans mes propres réflexions sur l’histoire et l’identité. Peu après, le nouvel album de Mark Turner est arrivé sur mon bureau, une œuvre ancrée dans The Autobiography of an Ex-Colored Man de James Weldon Johnson. La juxtaposition était troublante. L’un des projets explorait l’histoire à travers la musique; l’autre la confrontait via la littérature traduite en son. Turner, saxophoniste souvent décrit comme l’un des grands intellectuels du jazz contemporain, semblait l’interlocuteur idéal pour une telle conversation.
TDC: Mark, merci beaucoup de prendre le temps pour cette interview. Commençons par la question évidente: qu’est-ce qui vous a conduit à bâtir tout un album autour de The Autobiography of an Ex-Colored Man de Johnson?
Mark Turner: Eh bien, tout d’abord je dirais que j’ai construit cette musique autour d’un roman parce que je cherchais à l’origine davantage de points de départ, de catalyseurs créatifs pour écrire. Je voulais une matière culturelle, émotionnelle, spirituelle et narrative plus directe afin d’arriver à une meilleure compréhension du lien directionnel entre ces éléments et l’art de créer de la musique. Pour ce premier essai, j’ai choisi intuitivement un livre court, avec une histoire claire, et une forte signification culturelle et émotionnelle pour moi. Ensuite, le sujet avait une résonance directe avec l’histoire de ma famille. Ma mère pouvait «passer» [pour blanche], ainsi que deux de mes arrière-arrière-tantes. Elles ont choisi la voie du protagoniste du roman, contrairement à ma mère.
La différence dans leurs décisions, celles de mes tantes et de ma mère, en dit long sur la race, l’ethnicité, les croyances religieuses et culturelles, et plus largement sur la condition humaine. J’ai trouvé cela fascinant, du moins dans le contexte de ce livre. En somme: comment les gens réagissent-ils et vivent-ils sous la pression sociale? Et comment vivent ceux qui exercent cette pression? Ici, le catalyseur est la question raciale, mais nous savons tous que ce n’est pas le seul.
TDC: Vous ne vous contentez pas de faire allusion au livre, vous en lisez des extraits sur l’album. Comment avez-vous choisi ces passages?
Mark Turner: Un mot là-dessus. Au départ, je n’avais pas du tout prévu de lire. Comme je l’ai mentionné, ce roman n’était qu’un catalyseur pour l’écriture. Avec le temps, j’ai senti que lire quelques passages renforcerait la valeur communicative de la musique. J’ai décidé de le faire juste avant la première performance de cette musique au Village Vanguard en 2018. J’ai choisi des extraits que je trouvais forts, stimulants, et liés à l’arc narratif et aux thèmes du livre, en particulier ceux qui m’intéressaient personnellement. Malheureusement, je ne pouvais pas tout inclure. Il fallait maintenir un équilibre avec le nombre de morceaux: pas trop, un peu plus de la moitié. Un peu comme une proportion dorée. Et je ne voulais pas que la lecture prenne le dessus sur la musique: elle reste un simple complément.
TDC: On a souvent décrit le jazz comme une musique d’émancipation. Considérez-vous votre projet comme une continuation de cet héritage?
Mark Turner: Je ne suis pas tout à fait sûr de ce que vous voulez dire. Mais je dirais que ce projet, comme tous ceux que je fais, s’inscrit dans quelque chose de plus vaste que moi. D’innombrables personnes (mes ancêtres et d’autres) ont vécu, travaillé, aimé, et sont mortes pour que moi et d’autres puissions avoir les opportunités dont nous bénéficions aujourd’hui. Et oui, puisque je suis d’ascendance afro-américaine, j’aime à penser que ce projet, bien qu’un peu plus explicite, prolonge cet héritage.
TDC: Le roman de Johnson a plus d’un siècle. Ses thèmes, le passing, l’identité, la négociation de la race, résonnent-ils encore aujourd’hui?
Mark Turner: Oui. Partout dans le monde. Cela dit, je ne crois pas que ces thèmes soient ou doivent être les seuls moteurs de sens, de culture ou de politique… mais ils sont là, alors nous devons les affronter, aussi complexes soient-ils.
TDC: La musique de ce disque paraît contemplative, presque austère, mais traversée de tension. Comment avez-vous abordé l’écriture?
Mark Turner: J’ai d’abord pris le nombre de chapitres, onze, et tracé une forme générale de onze morceaux pour l’album. En équilibrant les proportions: poids, points forts et faibles, courts et longs, denses et aérés, lumineux et sombres, tempos, tonalités, etc. Finalement, j’ai écrit dix morceaux pour des raisons de composition, bien que l’un d’eux compte presque comme deux. J’ai essayé d’écrire dans chaque morceau «l’essence» des thèmes/chapitres du livre. Je me suis fié au ressenti et à l’intuition. C’est là que la narration aide beaucoup: la musique est abstraite, tandis que la prose est plus concrète, avec des mots, des personnages, des lieux, des sensations. Cela canalise et oriente les impressions, rendant le passage en mélodie, harmonie et rythme plus clair.
TDC: On vous décrit comme l’un des saxophonistes les plus cérébraux de votre génération. Acceptez-vous cette étiquette?
Mark Turner: Cela peut être une description, un compliment ou un reproche. Est-ce que je l’accepte? Peut-être, car je réfléchis beaucoup à l’art musical et à la mise en œuvre de l’esthétique: comment les réaliser, les incarner, les vivre. Comment transformer ce qui est à l’intérieur (émotionnel, psychospirituel, intuitif, culturel, identitaire…) en une expression extérieure par le biais de l’art musical (rythme, mélodie, harmonie, forme, technique instrumentale) et de l’esthétique.
TDC: Aviez-vous des inquiétudes sur la réaction du public face au mélange texte/parole et musique?
Mark Turner: Pas vraiment. La plupart des musiques que nous écoutons comportent des paroles, sous une forme ou une autre. J’ai pensé que cela pourrait paraître plus familier.
TDC : Comment voyez-vous ce projet dans votre parcours artistique global?
Mark Turner: Peut-être une continuation de ce que je fais depuis toujours. Les éléments musicaux sont des prolongements et des ajouts à ce que j’ai déjà réalisé. Je joue sur le long terme. Pas à pas.
TDC: Au-delà de la musique, en quoi la littérature vous a-t-elle façonné en tant qu’artiste?
Mark Turner: C’est utile de voir comment un autre artiste développe son art et son esthétique dans un autre médium. Tous les médiums ont leurs limites, et c’est ce qui les rend stimulants et force la créativité, du moins pour ceux qui s’y intéressent. On y découvre d’autres perspectives sur la tension et la détente, la forme, le rythme, la couleur, la ligne, la narration, le tempo, la technique, le langage, etc.
TDC: Qu’aimeriez-vous que les auditeurs retiennent après avoir entendu cet album?
Mark Turner: Je n’ai aucun souhait précis quant à ce qu’ils doivent retenir. Simplement qu’ils puissent ressentir, savoir, comprendre quelque chose qu’ils n’avaient pas perçu auparavant. Comme lorsque l’on va au cinéma, au théâtre ou à l’opéra: on entre en étant une personne, on en ressort en étant quelqu’un d’autre. Je crois au pouvoir transformateur (dans un but positif) à différents niveaux.
TDC: Merci infiniment d’avoir pris le temps de répondre à mes questions.
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Le nouveau CD de Mark Turner “The Autobiography of an Ex-Colored Man” paraitra le 10 octobre 2025
Mark Turner’s new CD, “The Autobiography of an Ex-Colored Man,” will be released on October 10, 2025
Chronique de l’album (en français)
CD review (in english)