ITW de Steve Lukather

                                        ITW de Steve Lukather

Interview préparé par Dominique Boulay
Réalisée le 8 septembre 2010, à Paris
Traduction par Josée Wingert
Photos: Anne Marie Calendini

C’est à Paris que nous avons rencontré Steve Lukather, de passage dans la capitale pour la promotion de son nouvel album, ‘All’s Well That Ends Well’, titre qui ne peut manquer de nous rappeler la pièce de Shakespeare. Un choix voulu ou le fruit du hasard…, c’est ce que nous avons demandé à Steve.

PM: Pourquoi ce titre, ‘All’s Well That Ends Well’?
SL:
Je vais te l’expliquer, car ce disque a été le plus difficile à composer de tous ceux que j’ai sortis. Je m’étais retrouvé dans une période qui était vraiment très dure pour moi. Ma mère était décédée et je venais de divorcer. On a aussi essayé de me cambrioler et j’ai perdu deux amis, dont l’un d’eux était dans une chaise roulante (silence). J’ai alors regardé le monde autour de moi, en me demandant ce que j’allais pouvoir laisser à mes enfants. J’avais tellement de chagrin que je croyais que mon cœur allait exploser. Je me demandais même si tout, autour de moi, n’était pas fait que de peine et de douleur. Et c’est dans cet état d’esprit que j’ai écrit tous les textes de mon dernier album. Et je peux te dire que lorsque tu composes et que tu écris dans cet état de profonde mélancolie, on peut dire que tu fais du blues. Après, oui, selon la manière dont je joue les notes, en mineur ou en majeur, avec ou sans bémol, je fais tantôt du blues et tantôt du jazz.

PM: Tu te considères comme un joueur de blues, alors?
SL:
A ma manière, oui, je peux dire que je joue du blues. D’ailleurs quiconque joue de la guitare, peut jouer du blues. C’est vrai qu’il y a dans le blues des traditionnalistes, mais Eric Clapton, Joe Bonamassa et Jeff Beck jouent, eux aussi, du blues. Tous différemment, mais cela en est pourtant, du blues. Ce que les gens doivent comprendre, et admettre, c’est qu’il y a différentes manières de le jouer. Miles Davis, Wayne Shorter ou Herbie Hancock jouaient du blues, eux aussi. Même si ce que je te dis va en faire bondir certains. Mais c’est ma manière de voir les choses.

PM: Si l’on examine attentivement ta carrière, on peut dire que tu juxtaposes trois destinées. La première avec Toto, la seconde comme musicien de studio pour de nombreux artistes qui ont fait appel à tes services, et enfin, la troisième, qui est ta carrière solo. Quelle a été, ou est la plus difficile des trois?
SL:
Oh, la bonne question! (rire) Difficile à dire. Je vais utiliser une métaphore. Disons que je porte une casquette différente à chaque fois. En tant que musicien de studio, il m’arrive de faire trois ou quatre sessions par jour et, à chaque fois, je dois changer de casquette. Car je dois changer mon jeu, à chaque fois. Tout dépend de l’artiste avec lequel je joue et de la musique qu’il fait. Tu n’es jamais le même, en fait. En tant que musicien de studio, tu t’adaptes et tu changes la couleur de ta musique selon que tu joues avec Aretha Franklin ou Cheap Trick, pour te donner deux exemples d’artistes. Un jour je suis avec un musicien, et un autre jour je suis avec un autre. Et ce n’est jamais la même musique. Ce n’est jamais le même climat dans le studio. Ce qui est passionnant c’est que tu te retrouves parfois à jouer des musiques dont tu ignorais tout quelques instants avant même de rentrer en studio.


PM: Quelle est la marque de la guitare que tu tiens si précieusement dans tes bras, en ce moment?
SL:
C’est une Musicman. Elle a été faite pour moi. Comme tu peux le voir, mon surnom est écrit dessus. J’ai, bien sûr, des tas d’autres guitares, mais c’est avec celle là que j’ai joué dans mon dernier album .Tout le monde joue avec une Fender ou une Gibson, mais moi, j’ai quelque chose de différent, et que j’apprécie beaucoup. Pour te le dire autrement, moi, je ne suis pas comme les autres et ma guitare, c’est pareil, elle est différente! (rire)

PM: Alors ‘tout est bien qui finit bien’, pour reprendre le titre de ton album…
SL:
C’est aussi un américanisme qui signifie que même si tu te trouves dans la merde la plus noire, cela peut toujours s’arranger. Il faut toujours garder l’espoir. On n’a pas le droit d’abandonner tant qu’il y a de l’espoir, et il y a toujours de l’espoir.

PM: Ton album précédent, ‘Ever Changing Time’, avait aussi un petit côté particulier, un peu mystique, non?
SL:
En ce qui concerne le disque précédent, j’avais laissé de côté tout ce que j’avais fait précédemment. Et c’est vraiment à partir de ce moment là que j’ai pris en main ma carrière solo, tout en continuant à collaborer à plusieurs disques, comme celui de Robben Ford, par exemple, ou ceux de Bill Evans et de Randy Cracker. Et puis j’ai fait quelques tournées également. Mais depuis le mois de janvier que je me trouve dans ce tunnel de peine, de chagrin et de mal être, hé bien, je fais pas mal de concerts pour gagner de l’argent. Car j’en avais besoin pour ma famille comme pour les soins médicaux de mon ami en fauteuil roulant. Car j’ai toujours estimé qu’ayant la chance de ne pas être malade ou handicapé, c’est moi qui doit faire le plus possible pour aider les autres.

PM: Puisque tu évoquais ta famille, peux-tu nous dire quelques mots sur ton fils?
SL:
Oui, il joue d’ailleurs sur mon dernier disque. Il joue dans ‘Don’t Say It’s Over’ et il a joué avec moi à d’autres occasions, comme sur l’album précédent, par exemple

PM: Et toi, est-ce que tu as joué dans son album?
SL:
Non, parce qu’il ne m’a pas encore demandé de me joindre à lui. Il faut dire qu’il ne fait que débuter sa carrière. Il sera toujours temps pour lui de m’appeler (sourire).

PM: N’est-ce pas trop difficile d’avoir son propre fils comme guitariste?
SL:
Non, pas du tout, car on est très proche l’un de l’autre. Il est un peu comme mon meilleur ami. Il n’habite plus avec moi maintenant mais on se parle beaucoup, on se téléphone, on échange sur ce que l’on fait, sur nos problèmes respectifs. Il essaye même de me trouver une femme, par ce que je suis célibataire, en ce moment (rire). De toute manière, mon fils me le dit bien, ‘Jamais je ne jouerai comme toi, puisque je ne suis pas toi!’. Et puis il a sa propre manière, bien à lui, de jouer de la guitare. Je vais même te dire qu’il joue parfois des trucs que je trouve étrange. Je pense qu’il joue ainsi pour ne pas être comme moi.

PM: Parmi tous les artistes avec lesquels tu as travaillé, avec lesquels as-tu les meilleurs souvenirs? Et côté albums?
SL:
Hou la la…! Quelle question. Tu sais, j’ai fait tellement de disques, plus de 500, que c’est impossible d’en sortir quelques uns… Et c’est aussi très difficile de pointer un souvenir particulier. J’ai joué et croisé tellement de musiciens, de Paul Mc Cartney à Miles Davis, en passant par Larry Carlton, Robben Ford, Jeff Beck, Eric Clapton et Joe Bonamassa, et j’en passe. Tant de monde! Il y a eu aussi Quincy Jones, et puis Mickaël Jackson. Cela me prendrait des journées entières de parler de tous ces gens. C’est impossible de répondre à pareille question, en ce qui me concerne, vois-tu, parce que je n’ai que de bons souvenirs!

PM: Alors est-il aussi difficile de me dire quels sont tes plus mauvais souvenirs?
SL:
(silence) Il y en a un qui m’a spécialement marqué. J’étais loué par un producteur pour aller faire de la musique avec quelqu’un que je ne connaissais pas. Et cela arrive que tu y ailles et que tu tombes dans des trucs qui ne te plaisent pas. Cette fois là, j’étais arrivé dans le studio et c’était en fait pour réaliser un disque d’exercices pour des gens désirant apprendre la guitare. J’ai fait ce que j’avais à faire, mais une fois remonté dans ma voiture, je me suis dit que c’était la dernière fois que je faisais un tel machin et surtout, sans être prévenu à l’avance!

PM: Quelle musique écoutes-tu en voiture?
SL:
J’emmène des tas de disques, et mon fils m’en donne également. Mais ce que j’aime, ce sont les bons vieux morceaux comme, au hasard, John Coltrane ou bien du blues, comme B.B King. Tout dépend de mon humeur. Souvent, je n’écoute rien. Lorsque tu as été toute la journée en studio, un peu de silence te fait du bien. Je me pause. Je me vide la tête.

PM: Quelle est ta relation avec la nature?
SL:
Etroite, très étroite. C’est pour cela que je vis dans les collines et chez moi, ce que l’on voit de la maison, ce n’est pas la ville, mais la montagne. J’habite pas loin de la forêt et ma maison est faite de briques et de bois. Je suis très proche de la nature, comme tu le vois.


PM: Et où en es-tu, dans ta vie personnelle? Parce que je sais que tout n’a pas été bien rose, pour toi…
SL:
Sais-tu tout d’abord combien coûte un divorce…? Et puis j’ai encore sept personnes près de moi qui dépendent de moi pour vivre. Sans oublier que je verse cinquante pour cent de mes revenus aux impôts. Alors même si tout ne va pas trop mal pour moi, c’est dingue ce que tout peut coûter comme argent. C’est pour ça qu’il faut que je continue à travailler. Même si, au départ, je ne fais pas de la musique pour de l’argent. Je joue d’abord pour moi, et je joue aussi pour les gens. Je peux jouer dans de tout petits clubs mais je peux remplir Bercy, également. Si tu me prends ma guitare et ma musique, c’est comme si tu me prenais mon âme, et sans elles, je ne suis plus rien. Plus rien (silence). Tu sais, j’ai commencé à faire de la musique à 7 ans, avant même de connaître la vie, d’avoir des petites copines, de savoir ce qu’est l’argent. La musique, c’est tout pour moi, tout. A l’école, par exemple, j’étais très mauvais en sport et je me faisais chahuter par les plus grands. C’est donc la guitare qui est devenue mon amie, et c’est elle qui m’a permis d’avoir mon identité. Grâce à elle, je me suis fait des amis, et des copines. Cela a même été plus loin! Quand les grands qui m’avaient chahuté m’ont entendu jouer de la guitare, ils ont été les premiers à prendre ma défense quand d’autres venaient me chercher des embêtements. Ils se faisaient une gloire de protéger le gratteux que j’étais, car personne n’arrivait çà jouer comme je jouais.

PM: Possèdes-tu ton propre studio?
SL:
Oui, j’ai un studio, mais il n’est pas à la maison. Je connais des tas de gens qui ont le studio chez eux mais moi, quand je suis à la maison, je suis à la maison! Chez moi, je joue, oui, mais avec mes enfants. Mon petit dernier est un bébé et je m’en occupe beaucoup. C’est pour lui aussi que j’essaye de rester le plus sain possible. Je me lève très tôt le matin, je ne bois pas, je ne fume pas, je cours et je prends soin de moi. Je ne mange plus que des choses saines et je dors suffisamment. La preuve de tout ça? Je vais avoir 53 ans, ce mois-ci, mais je ne ferai pas de fiesta pour mon anniversaire! C’est le genre de chose qui ne m’apporte plus rien, maintenant. La musique est ma seule drogue. Je ne suis pas d’accord avec tous ces gens pour qui profiter de la vie signifie picoler, se défoncer, se droguer ou faire la java. Ce n’est pas mon style.

PM: Est-ce que tu as eu le temps de lire le troisième volume de la Trilogie de James Mc Ellroy, ‘Blood’s A Rover’?
SL:
Non, par contre j’en ai lu un autre, dont j’ai oublié le titre. C’était quelque chose comme ‘Grandeur et décadence des Etats Unis’. Cela a été écrit en 1978 et décrit exactement ce qui se passe aujourd’hui. Il est très difficile de se procurer cet ouvrage, d’ailleurs. Cela décrit comment les Etats Unis sont devenus le centre du monde mais aussi pourquoi tout va s’écrouler. Je te jure que lire ce bouquin te fait peur! Moi, j’ai eu la chance de naître dans un monde réel où tout était vrai: les gens, la nourriture,… et puis le monde est devenu fou. Regarde ces gens qui perdent tout ce qu’ils ont mis une vie à acquérir. Tout comme le nombre incroyable de divorces, et puis ces gens qui vivent leur vie au rythme de l’informatique ou au travers de réseaux sociaux virtuels, et à côté de cela, les océans qui sont, de plus en plus rapidement, entrain de mourir. Et personne ne fait rien. Ou si, mais on ne faisant que parler. Il faut faire, agir, vraiment faire quelque chose, et pendant ce temps là les gens discutent. Et cela va bientôt être trop tard si cela persiste. Alors les gens te disent qu’ils s’en moquent, que rien ne soit fait, parce qu’ils seront morts, eux, d’ici là, mais ils ne pensent pas à nos enfants! C’est pour cela que moi, je veux être le meilleur pour moi et ma famille. Et j’essaie de faire de mon mieux. J’essaie aussi d’enseigner cela à mes enfants. Je leur dis toujours ‘Tu dois être quelqu’un de bien’. Ne méprise jamais les autres. Et cela, les gens devraient l’enseigner eux aussi chez eux, à leurs enfants. Pour ces enfants aient un monde meilleur.

PM: Il parait que tu prépares une biographie?
SL:
Oui, c’est vrai. Je suis en contact avec une maison d’édition, mais je pense que cela va me prendre quelques bonnes années pour rédiger cette autobiographie. Tu sais, je tiens un journal quotidien depuis 1977. En fait, ce n’est pas un livre que je prépare, mais une putain d’encyclopédie ! (sourire) Et puis je suis quand même sur la route sept mois par an, et vois-tu, cela va me prendre du temps pour m’arrêter et consigner tout cela. Je n’y peux rien, mais c’est ma manière de faire…

PM: Et peux-tu nous dire quelques mots de ton producteur?
SL:
C’est quelqu’un qui m’a beaucoup aidé. C’est quelqu’un qui avait déjà travaillé avec d’autres. Il a travaillé avec Joe Cocker, Tina Turner. On est très amis. Il y a 22 ans que l’on travaille ensemble. On est même voisin!

PM: Quelle est la question que l’on ne t’a jamais posée et que tu aurais aimé te voir posée, aujourd’hui?
SL:
Celle-là, je pense, car on ne me l’avait jamais posée. On m’en pose tellement, tous les jours. Sinon, quelque chose dans le genre ‘Comment te sens-tu réellement, dans la vie?’, et ma réponse serait: ‘Je suis très triste, mais je garde l’espoir!’. Et c’est cela le blues. Le blues, c’est quelque chose que je vis en permanence. Je serai seul lorsque je vais rentrer à la maison, comme j’ai été seul pendant toute cette tournée… (silence) C’est souvent difficile à vivre, tu sais…

Et c’est sur ces notes un peu noires que j’ai quitté un Steve Lukather qui s’était en partie mis à nu, avec une émotion palpable. Un artiste mondialement connu et célébré qui pourtant connait, lui aussi, des passages à vide et autres blues inévitables dans sa vie personnelle. Qui a le blues, et pas qu’en musique.

Steve Lukather