ITW de Rodolphe Burger

                                       ITW de Rodolphe Burger

ITW préparée et réalisée par Anne-Marie Calendini & Dominique Boulay
Photos : Anne-Marie Calendini
Lundi 5 septembre 2011

Nous avions rencontré Rodolphe Burger à Paris lundi 5 septembre, trois jours avant son concert retrouvailles avec son ami Jeff Blood Ulmer, au Cabaret Sauvage, dans le cadre du Festival de Jazz de La Villette.

PM : De quand date votre rencontre avec Jeff Blood Ulmer?
Rodolphe Burger
: Oh, c'est une longue histoire…! Jeff Blood Ulmer est la rencontre la plus incroyable que j'ai pu faire. Avant qu'on ne travaille ensemble, Blood était pour moi… comment dire… (silence) Il a joué un rôle très, très important pour moi. Je l'ai découvert en 1976…ou 77, au festival de Jazz d' Antibes, où il jouait avec Ornette Coleman et le Prime Time. C'est le double trio qu'il avait formé avec Denardo, son fils, avec deux batteries, deux basses, deux guitares, et là, ça a été une sorte d'éblouissement! Bon, Ornette Coleman, je l'avais déjà vu plusieurs fois, mais là, c'est vraiment Blood qui m'est apparu comme un guitariste qui, dans ce contexte très libre d'Ornette Coleman avec d'incroyables inventions mélodiques, amenait tout ce que j'aime dans la musique, c'est à dire le blues dans sa forme la plus pure, mais aussi quelque chose de très brut, de très rock, presque punk…, avec l' Afrique, aussi, et le Rhythm 'n' Blues, avec des phrasés rythmiques extraordinaires. Voilà, je suis devenu fan car je n'avais jamais vu ça, et cette manière de jouer absolument unique. Après, je l'ai vu moult fois. Dans Katonoma, on était tous fans de Blood. C'était quelqu'un d'important, qui nous rassemblait. Je suis allé le voir souvent dans les loges après les concerts et il faisait semblant de me reconnaître, mais je ne suis pas sûr qu'il me reconnaissait vraiment…(sourire). Et puis un jour, le ‘Festival des sons d' hiver’ m'a donné carte blanche en me demandant qui j'aimerais inviter et j'ai immédiatement cité Blood comme étant ‘LE’ musicien avec qui je rêvais de jouer, même si ça me paraissait un peu mission impossible! Eux le connaissaient et l'avaient déjà fait jouer, et du coup ils m'ont dit: ‘On va tenter ça. On va à New-York et on va le voir!’. Je leur ai donné un disque de moi qui s'appelle ‘Météor show’ en leur disant de lui remettre l'album sans infos ni rien d'autre, car quand j'ai fait ce disque je pensais à lui tout le temps et je me disais toujours: ‘Qu'est-ce-que la musique de Blood donnerait dans ce contexte sonore, dans une production comme ça?’. Car les productions de Blood ne sont pas toujours au top. Lui, c'est vraiment un instrumentiste et il laisse cette partie là à d'autres et parfois le son est un peu décevant. Je n'ai pas eu de nouvelles et je n'étais pas vraiment surpris,…et un jour, on m'appelle pour me dire: ‘On a eu Blood, il est OK pour venir en France et il faut l'appeler ce soir à 20 heures !’. Et là, ouah…! Donc je l'appelle, et là j'ai une personne qui parle un américain juste impossible à comprendre, très répétitif, en fait. On peut dire qu’il parle comme il joue. Il avait l'air complètement allumé au téléphone…! Et quelques temps après il est arrivé à Paris et là, j'ai compris que c'était un type sérieux. Il m'a pris dans ses bras, m'a parlé de mon disque et m’a dit des choses incroyables, car je crois que c'est très rare qu'il écoute la musique des autres. J'étais incroyablement heureux et honoré qu'il vienne et on a commencé à répéter. Je l'ai entendu jouer sur mes morceaux et j'étais vraiment sidéré! Il y a donc eu cette première rencontre, extraordinaire, et quand je me suis libéré du contrat avec EMI et que j'ai créé mon propre label, la première chose que j'ai faite, c'est produire un disque avec lui, qui s'appelle ‘Blood and Burger Guitar Music’.

PM : Justement, cette collaboration a permis à vos fans de connaître ce guitariste et peut-être de l'écouter, car en France il reste peu connu du grand public.
RB
: Oui, enfin je l'espère, car c'est un guitariste culte.

PM : Il a aussi travaillé avec Vernon Reid…
RB
: Oui, on peut dire que Vernon Reid est un disciple et il a produit plusieurs albums de Blood.

PM : Pour en revenir à votre album avec J. B. Ulmer, pourquoi avoir repris 5 titres de l'album Météor Show qui avait, au départ, une couleur plutôt électronique?
RB
: Cela s'est fait très simplement. On avait très peu de temps, genre 4 jours, et c'était au New Morning. On s'est dit qu'il fallait qu'on se fasse un répertoire, donc on a pris 5 morceaux de Blood, 5 morceaux de moi et on les a arrangés avec mon trio de l'époque. C'est la première fois, je pense, qu'il travaillait avec un petit groupe de blancs, une rythmique de p'tits blancs si je puis dire. Parce que lui, d'habitude, il travaille avec des musiciens black et des rythmiques très orientées funk, des gens comme Jamaaladeen Tacuma, avec des batteurs pas possibles. Donc là, il était peut-être un peu dépaysé et, en même temps, on l'amenait ailleurs. Pour lui, cet album c'est son album rock, chose que j'avais toujours entendue dans son jeu mais qui n'est jamais vraiment ressortie dans ses disques. C'est quelqu'un de très difficile à classer. Il a plusieurs groupes, plusieurs facettes. Je pense que cette expérience a libéré chez lui une espèce d'énergie rock.

PM : Compte tenu que vous étiez de fan de cet artiste, comment avez-vous trouvé votre place sur ce disque?
RB
: Hé bien justement, ce qui a été fantastique, c'est qu'on s'est senti extrêmement libre l'un par rapport à l'autre, dans une situation de dialogue. Lui, disait que ce qu'il avait aimé dans Météor Show, même si, d'un point de vue sonore, c'était plutôt électronique que guitaristique, c'était ma manière de chanter et l’espace propice au dialogue musical, car ce qu'il déteste par dessus tout, et moi aussi, ce sont les négociations musicales, négocier avec un autre guitariste, toi tu fais ça, moi je fais ça, la distribution des rôles, la hiérarchie qu'il peut y avoir dans les rapports entre les musiciens. Sur ce projet, on est devenu des sortes de frères et ça a fonctionné de façon incroyable. Je crois que ça transparaît dans le disque

PM : Cette approche rock qui était latente dans sa musique, est-elle apparue de façon plus évidente dans ses compositions ultérieures?
RB
: Non, je crois que c'est nous deux qui induisions cela. D'ailleurs, à chaque fois qu'on se voit, on se dit qu'on devrait faire un deuxième disque,…et je crois qu'on va finir par le faire. C'est comme si on s'était ouvert un truc à nous, quelque chose qui nous est propre.

PM : Revient-il en France juste pour ce concert avec vous, ou a-t-il prévu d'autres dates?
RB
: Je crois qu'il a des dates en Europe, mais mercredi ce sera un concert unique en France.

PM : Pourquoi ce retour en commun sur scène en 2011 sachant que l'album Guitar Music date de 2003? C'est une invitation du festival de Jazz de La Villette?
RB
: Oui, c'est ça, car on ne joue pas très souvent ensemble, pour des raisons de distances et d'emplois du temps. Mais dès qu'on en a l'occasion, on rejoue ensemble. On a été invités à Chambéry, il y a quelques mois, par exemple.

PM : La première partie du concert du Cabaret Sauvage, dans le cadre du Festival de Jazz de La Villette, sera assurée par un groupe suisse Hell's Kitchen sur l'album duquel vous avez collaboré. Est-ce un hasard?
RB
: Hasard total…! C'est le festival qui nous a proposé en première partie le groupe Hell's Kitchen, alors même que je venais de travailler avec eux sur leur dernier album.

PM : Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec ce groupe de blues urbain ?
RB
: Leur tourneur, Soyouz, que j'aime beaucoup, enfin j'aime les gens qu'ils font tourner, me proposait ce groupe pour mon festival ‘C'est dans la vallée’ que j'organise en Alsace et ils m'ont envoyé leur disque, que j'ai écouté et qui m'a beaucoup plu. Je l'ai fait savoir aux gens de Soyouz et peu de temps après, j'ai été invité à ‘Blues en scène’ qui programmait également Hell's Kitchen. En plus de ça, je suis allé à Lausanne pour un hommage à Bashung organisé par la radio Suisse, et je les ai croisés à cette occasion. Je les ai trouvés très sympas. J'étais sidéré que ce soit des suisses, vu leur musique est tout sauf tranquille (rires) et ils m'ont contacté pour me demander si je voulais bien participer à leur prochain disque. Je pensais qu'ils souhaitaient que je le réalise, et en fait, ils avaient déjà tout enregistré et me sollicitaient plutôt pour être l'oreille extérieure au moment de la finalisation. C'est quelque chose que je ne fais pas souvent, je l'ai fait pour Higelin, je fais ça surtout pour les disques que je produis, mais sinon je ne suis pas Brian Eno! Finalement je suis allé les retrouver à Genève, dans leur studio situé dans un abri antiatomique, hé oui, c'est assez fréquent en Suisse…, et on a fait ça en très peu de temps, peut-être en une semaine, avec un ingénieur du son vraiment formidable, et ça s'est très bien passé. Ce sont des gens formidables, avec un très grand sens musical. Les choses sont fluides avec eux.

PM : Connaissez-vous d'autres artistes suisses comme Napoleon Washington…?
RB
: Oui, d'ailleurs les Hell's Kitchen m'ont parlé d'un certain nombre de groupes suisses, dont Mama Rosin, que j'aime beaucoup. Napoleon Washington, oui, j'en ai entendu parler mais je ne connais pas. Il existe une vraie scène musicale en Suisse. C'est un pays où il y a eu longtemps une sorte d'underground. Il y a un côté un peu cosmopolite, assez souterrain alors que tout apparaît très policé. Il y a une vraie vie culturelle, notamment le club appelé ‘Le chat noir’ où j'ai vu ‘The Legendary Tiger Man’, l'autre nom de Paulo Furtado, qui est un artiste portugais qui joue en one man band.

PM : Revenons à la France et à vous. Nous vous avons vu sur scène à Beaubourg, en juin dernier, interpréter live ‘Le velvet de Rodolphe Burger’. Pouvez-vous nous parler de ce projet?
RB
: Cela fait partie de trois créations qui datent de l'année dernière. Le directeur de la Scène nationale de Sète est venu me voir en me proposant une résidence sur un an avec trois périodes. Ce qui donne le temps et les moyens d'inviter des musiciens. Donc j'ai fait trois choses: la première autour d'un poème de Mahmoud Darwich que j'ai mis en parallèle avec ‘Le cantique des cantiques’ que j'avais fait avec Alain Bashung. La deuxième, c'est le trio avec Eric Truffaz et les deux dessinateurs de BD Dupuy et Berberian qui sont venus me trouver quand ils étaient Présidents du festival de la BD d' Angoulême et qui m'ont proposé un concept de concert dessiné. C'est à dire qu'ils sont aussi sur scène et moi, je fais un concert absolument normal avec mon groupe, sauf que j'ai deux musiciens supplémentaires et qu'eux jouent du crayon et dessinent! Le dispositif était composé de deux tables à dessin disposées de part et d'autre de la scène, avec deux caméras, et on mixait les deux dessins. Ils faisaient chacun un dessin par morceau, et le tout était projeté sur un écran. On était donc tous dans le même timing et le résultat est assez étonnant! C'est une sorte de concert à la fois préparé et improvisé qui correspond à ma façon de fonctionner en live. Cela, on l'a fait à Sète, en Avignon, cet été, dans la Cour d'honneur. C'était énorme, et on va le rejouer en octobre au Cent quatre, à Paris. La troisième chose que j’avais faite étant le Velvet, Yvon Tranchant, le directeur de la Scène nationale de Sète m'a dit: ‘J'ai un fantasme, c'est que tu reprennes Le Velvet!’. Moi, je trouvais que le Velvet, d'une certaine façon, c'était trop proche et trop évident. A l'époque de Katonoma, c'est la référence qu'on nous renvoyait sans cesse, et même si notre musique n'était pas un remake du Velvet, il est clair que c'est une influence qui a joué un rôle très important…! Toujours est-il que je n'aurais jamais eu le projet, moi, de faire un hommage complet au Velvet. J'avais fait, une fois, à Prague, quelque chose de ce genre, pour des raisons politiques, car bizarrement, le Velvet était le signe de ralliement des dissidents, à l'Est. Cela s'explique par le fait que Vaclav Havel était allé à New-York et avait ramené le fameux album à la banane dont les paroles étaient plus sulfureuses que politiques, et cet album s'est mis à circuler sous le manteau comme ça… Et il y a un groupe appelé The velvet Revival qui jouait dans un lieu magnifique, à Prague, qui s'appelle L'Akropolis, l'intégrale du Velvet, mais alors à l'identique! Quand Vaclav Havel a été élu, il a invité Lou Reed, qui est venu, en disant qu’il venait en tant que journaliste et il a donné un entretien très intéressant qu'on peut d'ailleurs trouver en édition de poche, dans un recueil de ses textes de chansons, je crois. Ce qui est drôle, j'en ai eu le récit précis par un ami tchèque qui était présent le soir où Vaclav Havel a emmené Lou Reed à l'Akropolis, c’est qu’il espérait que Lou Reed allait peut être jouer avec Le Velvet Revival mais ce soir là il y avait un autre groupe très connu en Tchécoslovaquie de programmé, qui s'appelle The Plastic People of the Universe, et qui fait une musique plutôt progressiste. Peu de temps après, Lou Reed a invité The Velvet Revival à la Fondation Cartier, à Paris, dans le cadre d'une exposition sur Andy Warhol sauf qu'il y a eu un malentendu puisque c'est finalement l'autre groupe qui est venu. J'étais à la Fondation Cartier, ce soir là, puisque Lou Reed et John Cale devaient jouer en hommage à Andy Warhol, et avant eux, on voit un groupe apparaître sur scène jouant du rock des années soixante dix… Tout le monde se demandait ce que ça faisait là et pourquoi Lou Reed les avait invités. C'était drôle, décalé, évidemment (rires). Il y avait aussi Sterling Morrison et Moe Tucker qui étaient là pour l'exposition. Ils ne s'étaient pas vus depuis des lustres avec Lou Reed car ils étaient tous à couteaux tirés et nous, on rêvait qu'ils se reforment pour jouer ‘Heroin’… C'est suite à ça qu'il y a eu une reformation du Velvet. Voilà pour la petite anecdote. Donc quand j'ai joué à Prague en hommage au Velvet avec the Velvet Revival, on a repris des morceaux avec des durées improbables, de plus de 20 minutes parfois. Enfin bon, lorsque j’ai fait écouter ça à Yvon Tranchant, il m’a dit il fallait absolument que je reprenne le Velvet et j'ai dit: ‘Hé bien, allons-y!’

PM : Etes-vous accompagné par votre trio habituel pour ce projet?
RB
: A partir du moment où j'ai accepté la proposition de Tranchant, je me suis demandé avec qui faire une chose comme ça. On l'a préparé à Sète, en une semaine, avec des musiciens avec lesquels j'ai l'habitude de travailler: Julien Perraudeau (basse, clavier), Alberto Malo (batterie), Joan Guillon (claviers, machines accordéon) mais aussi Sarah Yu Zeebroek pour la voix féminine et Black Sifichi qui est un poète qui pratique le ‘spoken word’. Ce qui a été nouveau pour moi, c'est que d' habitude, quand je fais des reprises, j'ai tendance à déplacer beaucoup les choses, à être un peu dans l'anamorphose, alors qu'avec le Velvet, non! On a vraiment pris les morceaux et on les a joués naturellement. C'est une approche assez différente de ce que je fais d’habitude.

PM : Vous écrivez que votre découverte du Velvet Underground en 1976 a initié chez vous un retour à la musique et la formation du Groupe Katonoma dont vous étiez le chanteur guitariste…
RB
: Oui, c'est un peu comme dans la chanson de Lou Reed, ‘Rock'n'roll’, où la petite Jenny est sauvée par la musique! Comme beaucoup de gamins de ma génération, moi je suis né en 57 et grosso modo, même si on peut discuter des dates, c'est l'âge d'or du rock. Et plus tard, en 68, même pour un gamin de 10/11 ans paumé au fin fond de la province, dans une petite ville, vivant en internat, il y avait des trucs incroyables qui nous parvenaient quand même. La radio, notamment, les radios des bases allemandes diffusaient du rock américain. C'est marrant, parce que Bashung me racontait la même chose. Il a vécu en Alsace et il écoutait aussi les radios américaines… Il y avait donc le rock'n'roll américain des origines et aussi RTL, qui balançait du Hendrix, des Stones et tout ça. C'est tout simplement ce rock'n'roll là, dans cette époque là, qui rendait tout possible. Et même à 10/11 ans on pouvait former un groupe. On savait à peine jouer mais on montait sur scène.

PM : Vous aviez formé un groupe de rock si jeune…
RB
: Oui, oui, j'ai eu un groupe à cet âge là et ça a été mon activité principale jusqu'au bac. Dans ma petite ville, on faisait des concerts et on faisait aussi beaucoup d'autres choses, comme de la politique. On allait au lycée, mais la musique prédominait. On a vécu, en minuscule, l'épopée d'un vrai groupe de rock avec tous ses aspects, ses histoires de matos, des choses comme ça… Moi et le guitariste avec qui j'avais formé le groupe, avions 10/11 ans, et notre batteur était un peu plus âgé. D'ailleurs l'autre guitariste, qui s'appelait Pascal Jacquemin, a continué la musique et a travaillé avec Bashung. Il lui a écrit des chansons comme ‘What's in a bird?’, par exemple.

PM : Cette expérience musicale a duré une dizaine d'années puis s'est arrêtée, et c'est la découverte du Velvet en 1976 qui a initié votre retour musical?
RB
: Lorsque j'ai arrêté, je pensais vraiment que cette histoire de musique rock était finie à vie et que j'en avais fait le tour. Non pas que je n'en écoutais plus, mais disons que j'avais épuisé le désir adolescent du rock. A partir de là, je me suis ouvert à d'autres musiques, notamment le jazz, un certain jazz tout au moins, non académique, comme The Art Ensemble of Chicago. Ce genre de formation m'éblouissait. Je retrouvais quelque chose de la radicalité du rock avec, en plus, une certaine liberté d'improvisation, le rapport des individualités dans un groupe, quelque chose de politique dans le sens le plus fort, dans la relation entre les musiciens grimés de peintures africaines contrastant avec la tenue blanche de Lester Bowie, et puis l’expression d'une sensualité scénique… Evidement, aussi, Ornette Coleman, et je suis devenu sensible au son de certains jazzmen West Coast comme Lennie Tristano. Et puis le blues, bien sûr, et beaucoup de concerts de Miles Davis. Non pas son rapport à l'électricité, non pas le jazz-rock, mais Miles lui même. L'installation du temps, comment il installait son propre temps, c'était magnifique, magnifique… Je découvre tout ça, et puis le blues, le blues primitif, comme on dit. Alors là, même chose, c'est une sorte de fil conducteur. Et puis aussi les musiques africaines, les musiques répétitives, et c'est le moment où la musique du Velvet m'apparaît comme une forme musicale adulte, alors que c'est assez rudimentaire, musicalement, mais il y a quelque chose d'absolument nouveau pour moi et tout d'un coup le rock m’apparaît comme l'art contemporain par excellence. J'ai appris plus tard que Lou Reed et John Cale, au moment du Velvet, courraient quelques blocks plus loin pour écouter Ornette Coleman répéter et que leur référence, comme son de guitare, c'était d'essayer de sonner comme les black à cette époque là. Et ça, je le soupçonnais, intuitivement, en écoutant la musique du Velvet. Même si ce n'était pas du tout une musique noire, ils n'ont jamais essayé de copier les noirs, leur musique est bien plus froide. On n'y retrouve pas la chaleur black mais en même temps c'étaient des fans de blues. Avec John Cale, ce musicien gallois à la formation classique qui part à New-York pour se rapprocher de la musique répétitive et Lou Reed qui écrit des paroles absolument incroyables qui parlent de la rue, il y a quelque chose de fascinant dans cette histoire du Velvet. Donc pour moi, cette découverte a été déterminante et m'a donné envie de refaire de la musique, ce qui a débouché sur le groupe Katonoma.

PM : Vos choix artistiques vous amènent à faire se côtoyer différents modes d'expressions comme le cinéma, la BD, l'image, l'écriture, un peu à la manière du Bauhaus. Cette idée de fusion des genres vous convient-elle?
RB
: Oui et non. Il y a effectivement l'idée de décloisonner, de créer des passages clandestins, des trajets obliques, inattendus, mais pour autant, je pense qu'on est aussi revenu des idées de fusion, de synthèses ou tout se mêle et se perd, finalement. Je ne crois pas à la fusion des genres. Les choses qui se font procèdent plus de rencontres inattendues et singulières. J'aime quand les expériences amènent à des pistes auxquelles on n'aurait pas pensé. Il y a là un aspect aventure, exploration.

PM : La fusion menacerait donc trop la liberté et la spécificité des genres artistiques?
RB
: Oui, il me semble. Je préfère l'idée que de la rencontre des particularités peut naître quelque chose de nouveau et d'innovant.

PM : Cette quête de liberté artistique explique la création de votre société de production, ‘Dernière Bande’?
RB
: Oui, d'abord le nom Dernière Bande était celui de mon groupe juste avant Katonoma. Nous avons toujours été en porte-à-faux avec le music business, car on était à la fois dedans et dehors. On les intéressait mais en même temps on avait un mode de fonctionnement qui ne correspondait pas à la norme. C'était un peu une croisade. Notre maison de disques nous reprochait d'en faire trop, de faire trop ‘l'artiste’. J'ai entendu des choses comme ça, vraiment! Nous, un disque, ça nous prenait deux ans entre la sortie, la promo et la tournée, et donc les contingences ne me convenaient plus. J'ai vraiment besoin dans mon travail d'élargir la surface d'expression, de passer d'un format à l'autre. D'où mon besoin de monter ma propre société de production et d'aller vers des projets qui m'intéressent.

PM : Vous êtes également à l'origine du festival ‘C'est dans la vallée’, à Sainte-Marie-aux-Mines, où vous mêlez également différents arts…
RB
: Oui, c'est un festival qui se tient chaque année au début du mois d'octobre. Petit bémol toutefois, puisque cette année je ne le ferai pas, mais il existe depuis dix ans maintenant. J'y ai invité évidemment les amis, comme Bashung, de nombreuses fois. On essaye d'y faire des choses un peu particulières car on a la chance d'exploiter de très beaux lieux. Il y a une chapelle du 16ème siècle absolument incroyable, avec une acoustique démente, il y a un temple calviniste de 1638 où l’on a fait des choses avec Alain Bashung, uniquement en acoustique. Higelin est venu, aussi, et j'ai fait jouer Blood en concert solo dans cette chapelle. J'ai fait venir les Tindersticks et d'autres, encore.

PM : Nous avons eu l'occasion d'interviewer Stuart Staples, le chanteur des Tindersticks, il y a près d'un an maintenant, à l'occasion de la sortie de leur dernier album. Vous le connaissez bien, je crois…
RB
: Stuart et son groupe sont venus pour la troisième ou quatrième édition de mon festival et à cette occasion il a découvert mon studio. Et cela correspondait à la période où il hésitait beaucoup à démarrer des choses en solo. Comme c’était aussi mon cas, de travailler en solo parallèlement à Katonoma, on a beaucoup discuté de ça parce cette perspective l'inquiétait. Et il se trouve qu'il a commencé son premier album solo dans mon studio. On a travaillé avec Ian Caple, l'ingénieur du son qui a produit la plupart des disques des Tindersticks. Il avait le projet de faire un disque avec la chanteuse Lhasa et de l'enregistrer dans mon studio, ce qui aurait été sans doute fabuleux, mais la maladie s'est déclarée à ce moment là et la chanteuse est décédée peu de temps après…

PM : A l'occasion de l'interview que Stuart Staples nous avait accordée, il nous avait également parlé d'Alain Bashung.
RB
: Il adorait Alain! Il considérait Alain comme un grand monsieur, un très grand monsieur. C'est Ian Caple qui les a fait se rencontrer car il avait réalisé l'album d'Alain ‘Fantaisie militaire’. Moi aussi, j'ai rencontré Ian Caple par l'intermédiaire d'Alain et par la suite j'ai beaucoup travaillé avec lui. Nous sommes une famille et il y a des connivences comme ça. Ceci dit, Stuart est un mec magnifique.

PM : Pour revenir à Alain Bashung, sur son album Fantaisie militaire, vous et votre complice Olivier Cadiot aviez signé respectivement la musique et le texte du titre ‘Samuel Hall’. Je crois savoir qu'au départ cette chanson vous était destinée…
RB
: En fait, la toute première version était pour Katonoma mais en studio, je n'étais pas satisfait du rendu de ma voix. J'en avais fait une autre version pour l'album ‘Météor Show’, avec un rythme plus jungle, très minimal, et j’ai parlé à Alain de cette chanson au moment où il travaillait sur ‘Fantaisie militaire’. Il m'a dit: ‘Ca m'amuse, ton truc, mais je ne veux pas l'écouter maintenant. Je verrai ça après, parce que là, je suis dans mon disque et que je ne veux rien écouter d'autre.’ ». Et je ne sais pas pourquoi, il m'a rappelé quelques jours après, alors qu’il était en studio, et il m'a demandé de venir le voir pour lui faire écouter la chanson à nouveau. J'y suis allé, il a écouté le truc et m'a dit ‘C'est dans le disque!’. On a fait un petit ajustement de texte, il a mis sa voix dessus et voilà, il a donné toute sa force au titre. Et par la suite, les choses qu'on a faites ensemble, avec Alain, ont toujours été sans négociation, sans aucune complication.

PM : Il y a eu des réalisations avec Alain Bashung et Chloé Mons, sa femme…
RB
: Oui, le ‘Cantique des cantiques’ enregistré dans mon studio et puis ‘La ballade de Calimity Jane’.

PM : Vous avez également composé des musiques pour des chansons de Françoise Hardy. Comment s'est faite cette rencontre?
RB
: En fait, Françoise Hardy est la première personne qui m'ait faite sortir de mon cocon Katonoma. A l'époque elle était très, très, fan du groupe. Elle en parlait souvent, notamment dans les émissions de télé ou de radio, car étant très entière, quand elle aime quelque chose, ça tourne presqu'à l'obsession. D'ailleurs Jacques Dutronc me disait qu'elle s’était faite toute une cassette, à l'époque c'était encore les cassettes, sur laquelle elle avait enregistré en boucle notre chanson ‘Cupid’, dont elle était tombé amoureuse. C'est quelqu'un qui est extrêmement sensible aux mélodies. Elle nous avait invités à une émission de Michel Denisot, je m’en souviens, et à d'autres émissions aussi. On se retrouvait comme ça avec Katonoma dans des émissions de variétés dans lesquelles on ne se sentait pas toujours très légitimes (rires). Elle venait aussi nous voir sur scène et donc, oui, elle avait un réel intérêt pour notre musique. Et puis un jour elle m'a appelé. Elle n'avait pas fait de disque depuis un certain temps et elle voulait que je lui compose des mélodies, car c'est une chanteuse qui part des musiques pour écrire les paroles. C'était la première fois que je me retrouvais en studio à jouer pour quelqu'un d'autre et je ne savais pas du tout comment m'y prendre. Donc elle m'expliquait très précisément ce qu'elle aimait, en me disant par exemple ce quel aimait tout particulièrement dans tel morceau de Katonoma. Et du coup, avec une précision parfois presque gênante, parce que tu dois t'y tenir au millimètre, il fallait reproduire en studio exactement le truc, sinon t'es mal! Et comme moi je ne fais jamais deux fois la même chose, c'était parfois tendu (rires).

PM : Il est vrai que quand on écoute ce magnifique album de Françoise Hardy intitulé ‘Le Danger’, vos partitions musicales sont immédiatement identifiables. Avec Katonoma vous aviez vraiment trouvé un son qui est transversal à toutes vos directions artistiques. Votre dernier album studio, No Sport, datant de 2008, avez-vous une nouvelle galette en préparation?
RB
: Non, mais il y a l'album de reprises du Velvet qui doit sortir, avec également une captation du concert de Sète. Il y a aussi un livre-CD autour de mon travail à propos de Mahmoud Darwich qui devrait sortir, et aussi quelque chose autour des concerts dessinés.

PM : Pour en revenir à ces concerts dessinés avec Dupuy et Berberian, jouez-vous votre propre répertoire lors de ces prestations?
RB
: Oui, tout à fait. Ce sont eux, d’ailleurs, qui connaissant très bien mon répertoire et celui de Katonoma, m'apportent une sorte de set list qui pourrait se rapprocher de ce qu'on trouve sur l'album Valley Session enregistré dans les conditions du live avec mon trio, des musiciens que j'adore, Julien Perraudeau à la basse et aux clavier, et Alberto Malo à la batterie. Pour le concert du Cent quatre, à Paris, ce sera ce son-là et ce répertoire-là également.

PM : Avez-vous gardé des contacts avec les membres de Katonoma?
RB
: Oui, certains continuent à faire de la musique, comme Philippe Poirier qui vient de sortir un album. Lui aussi travaille dans différents domaines. Le batteur aussi sort des disques, mais uniquement sur internet. Le regret que j'ai, par rapport à Katonoma, est que l’on n'ait pas pu se balader davantage à l'étranger. Katonoma était un groupe voué à exister à l'étranger. Aujourd'hui je ne dirai pas que je suis nostalgique, mais je mesure à quel point ce groupe a marqué pas mal de musiciens, notamment les formations avec lesquelles je joue. Pour moi, l'expérience de ce groupe reste quelque chose de très marquant…!

Rodolophe Burger