ITW de Mark Johnson, initiateur du projet Playing For Change

      ITW de Mark Johnson, initiateur du projet Playing For Change

Interview préparée et réalisée par Dominique Boulay
ITW réalisée le 29.06.2010
Traduction: Josée Wingert
Photos: © Playing For Change & Jeremy Goulde


C’est la veille du concert à la Cigale, à Paris, jeudi 30 juin 2010, que nous avions rencontré Mark Johnson, l’initiateur du fameux projet Playing For Change qui provoqua un buzzz planétaire sur You Tube grâce au montage faisant chanter sur le même titre des artistes inconnus découverts aux quatre coins de la planète.
Voilà ce que Mark nous avait expliqué, l’année dernière, sur l’histoire et la démarche de ce ‘collectif musical’.


PM : Comment en es-tu arrivé à être l’initiateur d’un tel projet?
Mark Johnson :
Hé bien… Je vis traditionnellement à Santa Monica, Californie, et tout a commencé il y a dix ans, alors que je travaillais à New York. Je me trouvais dans les couloirs du métro et j’allais travailler, comme chaque jour, lorsque j’ai vu et entendu deux espèces de moines, vêtus de blanc, qui faisaient de la musique. L’un jouait de la guitare tandis que l’autre chantait dans une langue que je ne connaissais pas. Je me suis arrêté, comme tout le monde. Ce qui était surprenant, c’est que plus personne ne montait dans les rames des trains. Tout le monde s’était arrêté pour écouter. Certains avaient les larmes aux yeux, d’autres souriaient, l’air heureux, ravis. Les gens se regardaient et semblaient partager des émotions, des sensations très fortes. C’était étonnant car d’habitude, au même endroit, tout le monde se bousculait et ne faisait attention à personne. Et là, ils étaient comme unis grâce à cette musique, une sorte de communion. Après, je suis monté dans le train et je suis finalement allé travailler. Arrivé au studio, j’ai réalisé que la meilleure musique que j’avais pu écouter jusqu’à aujourd’hui était celle que j’avais entendue en venant travailler et non pas celle qui sortait des studios où je travaillais. J’ai compris alors que la ‘grande musique’ existait partout autour de nous, et que l’on peut même utiliser celle-ci comme source d’inspiration universelle pour rassembler les gens, afin qu’ils croient en eux-mêmes. C’est à ce moment là que j’ai décidé qu’il fallait ‘bouger’ le studio d’enregistrement et aller vers les gens. Il fallait sortir le studio des structures habituelles et l’amener à l’extérieur. J’ai donc entrepris la construction d’un studio d’enregistrement mobile, me servant des mêmes équipements que ceux utilisés pour travailler avec Paul Simon, et je suis parti. Dans les rues, d’abord, puis partout dans le monde: dans le métro, les rues, les villages, à la campagne, en forêt et en montagne. Partout où il y avait de la musique, je voulais être là…! J’ai tout enregistré, y compris sur les versants de l’Himalaya, puis j’ai mixé tout cela et j’ai tout rassemblé dans des versions de chansons connues à travers le monde entier, comme ‘Stand By Me’, ‘One Love’, et plein d’autres. Et cela, afin de montrer aux gens le pouvoir de la musique à travers toutes les différentes cultures. Afin que cette musique réalise enfin l’union entre tous les peuples, pour ne plus faire qu’une unité sur la planète terre.

PM : Tu as commencé par enregistrer quelqu’un qui chantait dans la rue, près de chez toi, à Santa Monica, exact?
MJ :
Oui, parce qu’une fois l’idée ancrée dans ma tête, il ne me restait plus qu’à trouver la bonne chanson. A ce moment là, j’ai entendu Roger Ridley chanter ‘Stand By Me’ dans la rue et j’ai tout de suite pris contact avec ce chanteur, car il véhicule une telle charge émotionnelle par sa voix que j’étais sûr d’avoir trouvé le premier maillon de cette chaîne musicale et humaine que je voulais réaliser. Je lui ai demandé si je pouvais venir l’enregistrer puis diffuser cet enregistrement à travers le monde, il s’est mis à rire et m’a dit : ‘Si tu reviens, je te rejouerai cette chanson!’. Et lorsque je suis revenu, alors qu’il était en train de faire une pause, je lui ai demandé: ‘Roger, comment se fait-il qu’avec une voix comme la tienne, tu ne chantes que dans la rue?’. Et il m’a répondu, avec un large sourire: ‘Mec, mon business à moi, c’est la joie! Je vais dans les rues, je chante et j’apporte de la joie à ceux qui m’écoutent tous les jours. Voilà pourquoi je ne chante que dans la rue.’. Et cela montre tout le pouvoir de la musique. Elle apporte de la joie, et cela relie les gens entre eux, quels que soient ta race, ta culture, ta religion, l’argent que tu peux posséder, que tu sois riche ou pauvre. La musique réunit les gens et c’est cette conviction qui est à la base du projet Playing For Change.


PM : Il n’y a donc pas de musiciens professionnels sur le disque?
MJ :
Selon moi, la notion même de ‘professionnel’ doit être revisitée. Parce que si tu prends ‘Stand By Me’, par exemple, et que tu l’enregistres en invitant des artistes célèbres de par le monde, je peux te dire cela n’aurait pas donné le même résultat. Ce que je veux dire, c’est que la vraie musique est partout, à partir du moment où ceux qui la font veulent partager une expérience humaine. Et cela n’a rien à voir avec la célébrité et la fortune. C’est bien la démonstration qu’il faut reconsidérer ce que le terme de ‘professionnel’ veut dire.

PM : Ta grande idée, c’était donc de trouver un moyen d’unir tous les habitants de la planète?
MJ :
Oui, un moyen d’unifier les humains via la musique, de produire des chansons qui ouvrent la porte à cette communion universelle. Nous avons parcouru le monde, nous avons rencontré des gens qui nous ont invités chez eux, nous avons parlé de leur vie, de leur histoire, ils nous ont joué leur musique et c’est à partir de là que nous avons créé la Fondation ‘Playing For Change’. Pour faire de la musique un formidable vecteur de communication et relier les gens de la terre entière entre eux. Grâce à un partenariat avec la NASA et les Nations Unies, nous avons eu accès à une technologie très haut de gamme, qui nous a permis d’installer des caméras et du matériel d’enregistrement dans des écoles de par le monde afin de réunir tous ces enfants en même temps. Cela a permis à des enfants d’Asie, d’Afrique, d’Europe et de la Nouvelle-Orléans de jouer les mêmes morceaux en même temps, d’apprendre des autres et de mieux se connaître. Ce qui est formidable, c’est que tous ces enfants ont commencé à apprendre tout ça dés leur plus jeune âge. N’est-ce pas là un formidable moyen de balayer les préjugés…?

PM : Quelle grande idée humaniste…!
MJ :
Oui, c’est une grande idée humaniste et ce n’est pas du tout de la fiction. C’est même quelque chose de très simple à réaliser! C’est quelque chose qui est déjà ancré dans la réalité.

PM : Parlons un peu de tes écoles…
MJ :
Il y en a un certain nombre de par le monde, en Afrique, en Afrique du Sud, au Ghana, au Mali, et en Asie (* – NDLR : liste en fin d’ITW) et l’on travaille pour en ouvrir d’autres. Partout dans le monde, que ce soit avec des musiciens des rues, des villageois et mêmes des musiciens de renommée mondiale, cela avance.

PM : Des musiciens de renommée mondiale ?
MJ :
Oui, et l’essentiel, en ce qui les concerne, est qu’ils adhèrent à la philosophie du projet. Il y a des musiciens au Brésil et en Europe qui s’impliquent dans le projet.

PM : Tout a commencé en 2005, n’est ce pas?
MJ :
Oui, mais en fait, j’avais déjà l’idée depuis 2000-2001.

PM : Et cela a commencé d’abord par un DVD…
MJ :
Oui, c’était ‘Peaceful Music’. J’ai voyagé de par le monde, même dans les pays où il y a avait des conflits. J’ai utilisé la musique pour faire comprendre aux gens que c’est en persévérant dans notre lutte que nous arriverons à convaincre tout le monde que nous devons arriver à vivre ensemble. Je suis allé en Israël, en Palestine, en Afrique du Sud ‘post apartheid’ ainsi que dans différents endroits où dominent des conflits et où la musique pourrait être le moyen de réunir les peuples.

PM : Ton idée ressemble un peu à celles auxquelles croyaient les gens en 1969, à Woodstock…
MJ :
(rires) Oui, peut être, car tout idée, bonne pour l’humanisme et qui valorise les aspects positifs de la vie, réside intrinsèquement dans toute création musicale. On ne l’a pas inventé. On pourrait même dire qu’on s’est contenté de reprendre cette idée et de la présenter aux gens d’une manière différente. Le monde a toujours utilisé la musique pour fraterniser et Playing For Change ne fait que la remettre au goût du jour. D’ailleurs ne dit-on pas que la musique adoucit-elle les mœurs…?

PM : Avant de concrétiser ce concept, tu étais ingénieur du son et producteur, n’est ce pas?
MJ :
Oui, et j’ai même été Grammy Awardé plusieurs fois. J’ai travaillé avec Paul Simon, Jackson Brown, Los Lobos, Keb No, Manu Ciao, et plein d’autres artistes encore…


PM : Et tu es toujours en contact avec certains d’eux?
MJ :
Bien sûr…! Et certains d’entre eux s’impliquent même dans ce projet en s’engageant dans l’aventure. Cela intéresse les musiciens de ressentir et de tenter de comprendre pourquoi la musique a un tel pouvoir sur les gens, pourquoi l’on joue et pourquoi l’on chante. Pourquoi est ce que tant de gens se déplacent pour aller écouter des musiciens. Et cela leur rappelle aussi que tant que l’on est vivant, il est très important d’être en relation avec les autres, de communiquer avec les autres.

PM : Et comment s’est passé le travail entre les musiciens des rues et les professionnels? Je pense à Bono, chanteur de U2, par exemple…
MJ :
Lui, il a chanté avec des musiciens des rues à travers le monde entier. Lorsqu’il a visionné la vidéo de ‘War, No More Trouble’, de Bob Marley, il s’est senti si humble devant la qualité de la prestation qu’il a voulu trouver un moyen de faire mieux. Non pas en tant que chanteur du nom de Bono, mais au nom de la musique qui incarnerait le mieux notre idée, notre concept. Et c’est ce qui donne tant de force à notre concept: que les musiciens, quels qu’ils soient, riches ou sans abri, peu importe, soient sincères et humbles par rapport à ce projet. Tu sais, la plupart du temps, il faut un sacré égo pour devenir une star. Pour nous, c’est tout le contraire! Il ne faut aucun égo, car la tache à accomplir est tellement immense…!

PM : Demain vous jouez à Paris. C’est votre première tournée mondiale, en quelque sorte…
MJ :
Oui, nous avions déjà joué avec quelques dates en Espagne, à Madrid et à Séville, mais les français se sont tellement enthousiasmés pour ce projet, que nous sommes vraiment très heureux d’être là, aujourd’hui, à Paris. Nous allons pouvoir vous montrer ce à quoi nous sommes parvenus.

PM : Avez-vous déjà participé à quelques festivals?
MJ :
Oui, aux Etats Unis, au Canada, au Glastonbury Festival, au Royaume Uni, et puis en Espagne. Jouer pour le public est un rêve qui se réalise. Et puisque notre projet ne connait aucune limite, aucune frontière, on va continuer à construire des écoles, à enregistrer de nouvelles chansons et tourner à travers le monde. C’est pour nous le moyen de faire prendre conscience aux gens de l’importance des messages que véhicule la musique. Ici, en France, c’est Tété qui sera avec nous à la Cigale, demain, parce qu’il nous a rejoint et qu’il adhère à nos idées, à notre projet. Et dans tous les pays où nous irons, si des musiciens veulent se joindre à notre grande famille, ils seront les bienvenus.

PM : Quant tu as travaillé avec Ziggy Marley, vous avez utilisé la voix de Bob Marley, son père. En avais-tu le droit?
MJ :
Oui, et non seulement Ziggy nous a autorisés à le faire, mais aussi Chris Blackwell, fondateur du label Island Record et qui signa Bob Marley dans les années ‘70. Chris est devenu un grand supporter de notre projet, comme toute la famille Marley, d’ailleurs, qui nous soutient. Pour eux, nous ne faisons que poursuivre le message de Bob Marley, et Ziggy Marley est très heureux d’être avec nous.

PM : Et sur le plan technique, comment cela s’est-il passé?
MJ :
Nos disques ont toujours été le résultat de manipulations techniques particulières d’enregistrement. Pour le premier album que l’on a fait avec Playing For Change, ‘Songs Around The World’, par exemple, aucun musicien n’a rencontré les autres pour enregistrer…! Avec mon studio mobile, petit mais excellent, je suis allé partout à travers le monde et je les ai tous rassemblés sur une même chanson. Le deuxième album est le premier que nous avons enregistré tous ensemble, au même endroit, et maintenant nous voyageons à travers le monde.

PM : Est-ce le même studio mobile qu’avaient les Rolling Stones au moment de l’enregistrement d’Exile On Main Street?
MJ :
(rires) Oh non, pas du tout, c’est beaucoup, beaucoup plus petit. Je peux presque le porter tout seul, ou avec l’aide d’une ou deux personnes.


PM : Proposerez-vous de nouvelles chansons, demain soir?
MJ :
(sourire) Oui, nous interprèterons des morceaux originaux qui ne figurent pas sur l’album. Le tout joué par des musiciens de la famille. Je parle de famille parce que qu’ils viennent du Congo, d’Afrique du Sud, d’Europe ou de Nouvelle Orléans, ils échangent toujours sur leurs différentes pratiques musicales. Grandpa Elliott qui interprète ‘Stand By Me’, est avec nous aussi. Quand tu penses qu’il chante dans les rues de Nouvelle Orléans depuis soixante ans, c’est incroyable…!

PM : Peut-on dire que demain ce sera un show très spontané?
MJ :
Absolument! Je ne connais d’ailleurs pas tous les titres qui seront joués. Je vais avoir des surprises, moi aussi. Les artistes tiendront compte de la manière dont réagira le public. D’ailleurs tu peux voir cela dans le DVD. Il règne une ambiance incroyable pendant nos représentations.

PM : Qu’est ce qui est pour toi le plus important…
MJ :
Ce sont nos écoles qui sont la chose la plus importante dans notre projet. Parce que ce sont les enfants qui sont les porteurs d’une aspiration à un monde meilleur grâce à la musique. Ce sont eux qui sont les vecteurs de l’avenir et des meilleures idées pour ce monde futur.

PM : Comment réagissent les Américains devant un tel phénomène culturel?
MJ :
Ils sont très surpris, parce que c’est un pays qui est tellement obsédé par la politique. Et nous, nous arrivons pour leur dire que la musique est plus importante que la politique. Alors cela les perturbe, émotionnellement parlant. Grâce à nos concerts, on peut voir des gens que les idées opposent catégoriquement venir s’asseoir les uns à côté des autres pour écouter, rire ou pleurer ensemble. C’est très fort, sur le plan émotionnel, ce qui se passe dans nos concerts, et c’est cela qui peut changer le monde. Nous leur faisons prendre conscience aux gens qu’ils sont face à quelque chose de plus grand qu’eux qui les dépasse et qu’ils doivent croire en quelque chose qui est plus fort qu’eux. Je dois dire que je suis très fier de la manière dont le public réagit à notre musique.

PM : Après les écoles, quelles seront tes prochaines étapes?
MJ :
Construire des centaines d’écoles…! Nous envisageons même d’avoir des centres médicaux à l’intérieur des écoles, des stations de retraitement des eaux usées, des centres d’information sur l’irrigation, des lieux où les artistes pourront transmettent leur savoir, des endroits où l’on fabriquerait des instruments et où l’on ferait la promotion des arts plastiques locaux. Tout a commencé avec des musiciens, cela se continuera par des communautés élargies.

PM : Et sortir des disques…
MJ :
Beaucoup des musiciens sur nos albums ont déjà enregistré des CD ailleurs. On a bien sûr pensé à créer notre propre maison de production qui rassemblerait tous les artistes à travers le monde qui ont joué pour ‘Playing For Change’, et c’est Grandpa Elliott qui est le premier artiste à avoir signé que ce nouveau label…!

(*) Liste des écoles ouvertes à la date de l’ITW, le 29 juin 2010 :

• Ntonga Music School, Gugulethu, South Africa
• Bizung music and dance school, Tamale, Ghana
• Ecole de musique de Kirina, Kirina, Mali
• Tintale Village Teaching Center Tinatle, Nepal
• Mitrata Nepal village Music Program, Kathmandu Nepal
• The Hari Kul Music School, Kathmandu Nepal
• Intore Culture and Music Center, Kigali, Rwanda

Mark Johnson