Interview préparée et réalisée par Dominique Boulay
Traduction réalisée par Josée Wingert
Photos : DR et © Danny Clinch
C’est le lundi 21 mai aux alentours de 19h que nous avions rendez-vous avec Garland Jeffreys à l’hôtel ‘Le Triangle d’Or’. Un Triangle d’Or bien loin de celui à la croisée de la Thaïlande, de la Birmanie et du Cambodge puisque nous nous trouvions en réalité à deux pas de l’Olympia. Mais un endroit particulier, néanmoins, puisque hôtel est entièrement dédié à la musique et à certaines de ses célébrités. Garland Jeffreys était de passage par Paris pour faire la promotion de son nouvel (et excellent…!!) album, ‘The King Of In Between‘, Luna Park Records, mais aussi en repérage au Divan du Monde avant le concert qu’il va y donner le 2 juin prochain.
PM: Tu as fait des études d’art à l’Université de Syracuse, là où tu es d’ailleurs devenu ami avec Lou Reed avant même qu’il ne démarre sa carrière musicale avec le Velvet Underground. Quel domaine artistique t’intéressait particulièrement?
Garland Jeffreys : En fait, j’ai surtout étudié l’histoire de l’Art. J’ai commencé grâce à mon meilleur ami qui était peintre, à l’époque, et qui maintenant fait aussi des films. Il a été comme un mentor pour moi. J’allais dans les musées avec lui et nous faisions beaucoup d’expositions. Il m’a enseigné comment regarder une peinture. Et c’est comme cela que je me suis intéressé à l’Art, et à son histoire. Ensuite, j’ai eu l’occasion d’aller en Italie, pour étudier à Florence. J’y partageais un appartement avec deux peintres italiens. Tu te rends compte? J’avais 19 ans, je venais de Brooklin, et là, je me retrouvais en Italie, à Florence. C’était incroyable! Cela a changé ma vie. Cela a été un pas décisif pour moi. J’ai ensuite passé de longs moments, seul, dans les musées et les galeries, à observer, à étudier.
Qui était cet ami peintre?
Philip Messina, et c’est toujours mon meilleur ami. On s’est connu alors que l’on avait à peine 8 ans, et cela fera bientôt 60 ans que l’on se fréquente!
Comment t’es tu débrouillé seul, en Italie ?
J’ai du apprendre l’italien sur place, car j’ai vécu au sein de deux familles différentes et la première ne parlait pas un mot d’anglais. Alors j’ai donc dû apprendre l’italien, mais avec l’accent florentin (rire). Et pour tout te dire, je me trouvais au sein de la seconde famille au moment de l’assassinat de John Kennedy, en 1963. Cela a été un moment vraiment très étrange pour moi, car je ne me rendais pas vraiment compte, à ce moment là, du poids mondial de cet événement. J’étais sans doute jeune et très éloigné des Etats-Unis. Aujourd’hui, c’est sûr que je vivrais un événement pareil d’une autre façon. Mais d’un autre côté, cette expérience italienne et le fait de vivre écartelé entre deux cultures différentes, a beaucoup enrichi ma vie. C’est précisément à cette époque, justement, que j’ai réalisé que je voulais être un artiste. Et j’ai aussi très vite compris que c’était la musique que j’aimais le plus. J’ai donc entrepris de travailler la musique très sérieusement. Et c’est ce que je continue de faire.
Comment te considères-tu, comme artiste? Comme un guitariste ou un chanteur?
Je me considère comme un songwriter, car pour moi la guitare n’est qu’un moyen de mettre de la musique sur les paroles que j’écris. Parfois je joue de la guitare acoustique, sur scène avec mon orchestre, mais la plupart du temps je ne suis que chanteur au sein du groupe qui interprète mes morceaux. Pas musicien.
Tu as rencontré beaucoup d’artistes au cours de ta vie, dont Lou Reed qui chante dans ton dernier album, ‘The Contortionist’, et à qui tu rends hommage à travers un morceau qui rappelle ‘Walk On A Wild Side’…
Tout à fait! J’avais envie de lui rendre un petit hommage, et c’était sympa de faire cela.
Tu as également joué avec John Cale. Peut-on dire que tu es un compositeur à la fois pop, rock, blues et reggae? Ce qui ne t’empêche d’ailleurs pas d’être ami également avec Sonny Rollins. Aimes-tu aussi autant le jazz?
Bien sûr que j’aime beaucoup le jazz. Enfant, déjà, j’en écoutais avec mes parents: Duke Ellington, Count Basie et Chick Webb, notamment. Mes parents en écoutaient beaucoup et ils allaient danser sur cette musique. J’ai donc appris à écouter, puis à aimer cette musique. J’ai tous les albums d’Ella Fitzgerald et de Dinah Washington. Je raffole aussi de l’incroyable Billie Holiday, c’était une femme fantastique. Et puis il y a aussi Nat King Cole, Franck Sinatra et John Coltrane. Je les ai vus jouer, en plus, les Coltrane, Mingus, Miles Davis et Roland Kirk. Parce que je vivais au Village, à l’époque. Mais même avant de vivre à Greenwich Village j’avais l’habitude de fréquenter les clubs.
On dit que Bob Marley était aussi de tes amis…
Exact! La première fois que je l’ai rencontré, c’était à New York. Je venais de sortir mon premier album solo. Je l’avais sous le bras lorsque je l’ai croisé. Je me suis présenté à lui puis je lui expliqué que deux de mes chansons avaient été enregistrées à Kingstown, où j’avais rencontré de très grands musiciens de session. Et lorsque je lui ai dit combien j’avais été heureux de jouer avec ces supers artistes il m’a dit ‘Ho, vraiment ?’, en riant et en se moquant un peu de moi. Voilà comment a commencé notre amitié.
Tu défends la cause des afro-américains. Penses-tu que tu es un chanteur engagé?
Je défends ce qui est juste! Je me suis toujours intéressé aux gens et à tout ce qui peut améliorer leur sort parce que je voudrais que tout le monde vive le mieux possible. Comme serrer une veille personne dans mes bras et lui dire qu’elle aussi à le droit d’être aimée comme n’importe qui d’autre. Comme le dit ma femme: ‘tu aimes les gens’. Quand je suis sur scène, devant tous ces gens qui ont payé pour me voir chanter, je leur donne tout ce que j’ai en moi. Pas parce que ces gens ont payé pour me voir, mais pour le plaisir de leur offrir le plus que je peux leur offrir.
As-tu déjà composé pour le cinéma?
Non, cela, je ne l’ai jamais fait directement. Quelques une de mes chansons ont été utilisées dans des films, c’est vrai, mais c’est tout. J’aimerais pourtant bien et si on me le proposait, je le ferai volontiers. Mais pour le moment, je me concentre davantage sur les concerts et la tournée. Je suis également invité en Australie pour mars 2013, à l’occasion d’un festival de Blues, l’Island Blues Festival. C’est un festival fantastique! J’attends ce moment avec impatience. J’ai hâte d’y être!
Ce qui est bien avec toi, c’est que tu es un artiste ‘polyvalent’. Tu peux jouer aussi bien dans des festivals de Blues que de Rock ou de Jazz. D’ailleurs as-tu composé de purs morceaux de jazz?
Non, mais j’aimerais chanter sur un album de jazz. J’ai eu quelques expériences sur le sujet, mais aucun projet totalement jazz. Si tu regardes sur YouTube et que tu tapes Garland Jeffreys, tu verras un titre où je chante en duo avec Carmen Mc Crae. Avec Sonny Rollins et Johnny Smith nous avons joué l’un de mes morceaux et ce fut une expérience formidable. Sonny est extraordinaire. Son attitude est celle d’un sideman et pourtant c’est un géant. Je suis le chanteur et lui, il joue, attendant humblement le moment de poser son solo, en toute modestie. Je te le dis, Sonny est vraiment extraordinaire.
Tu as joué dans le film de Martin Scorsese sur le Blues. Est-ce ta seule expérience cinématographique?
J’ai fait quelques bricoles, mais sans plus. C’est également quelque chose qui m’intéresserait énormément, car je suis très ouvert à toutes les choses, toutes les expériences. J’ai même quelques idées à propos d’un film. Et puis j’aimerais bien écrire quelques livres. La clé de tout cela, vois-tu, c’est de rester en vie! Et je compte bien dépasser les 90 ans (rires)…!
Mais qu’as-tu donc fait durant ces treize dernières années?
J’ai élevé ma fille, qui a seize ans aujourd’hui, et avec ma femme nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire pour qu’elle ait la vie la meilleure qui soit. Elle est pianiste, elle chante, elle donne des représentations, et c’est quelqu’un que je trouve super! Elle se prénomme Savannah et si tu vas sur YouTube, tu verras les vidéos d’elle en ligne. Elle est d’ailleurs dans les chÅ“urs, sur le même morceau que Lou Reed
Tu parles encore de YouTube. C’est incroyable comme tu es adepte des nouveaux moyens de communication!
Je pense que c’est essentiel, parce que nous n’avons pas le choix. Et puis j’ai trouvé que Facebook, en ce qui me concerne, est un fabuleux moyen de communiquer avec mes fans. J’ai plus de 10.000 contacts, très actifs pour bon nombre d’entre eux. Ils viennent à mes concerts et sur le net je leur parle de mes nouvelles chansons. Je leur donne des informations sur les chansons que je suis en train de composer, je leur raconte des choses sur mes spectacles et je trouve que c’est très agréable d’échanger de cette manière là! Eux, ils prennent de mes nouvelles, me demandent comment se passent mes tournées, me demandent comment cela se passe à Paris. Nous communiquons, et d’une certaine manière ils font presque partie de ma famille. En août prochain j’organise un pique-nique barbecue géant à Cosney Island et on va tous se retrouver et se rencontrer là-bas. Et je donnerai un concert gratuit à leur attention. Je me sens très impliqué vis-à-vis de mes fans, car sans eux, que serai-je aujourd’hui…
Puis-je tenter une question sur votre Président, Obama?
J’aime cet homme. Je ne l’ai jamais rencontré mais j’aimerais bien avoir cette occasion. J’aime qui il est, sa personnalité. Je trouve qu’il est en phase avec les gens. Il est très attentif aux gens, à ce qui se passe. Il fait très sincèrement attention à eux, mais je pense que son travail est extraordinairement compliqué, vu ce que son prédécesseur nous a laissé. La situation de la plupart des gens est très difficile, car beaucoup n’ont plus d’argent, pas de travail. Ils n’ont aucune sécurité dans leur vie quotidienne, et on ne peut pas dire qu’ils font porter la faute à Obama, mais ils aimeraient bien voir les résultats de sa politique de réformes. Mais comme l’on dit: Rome ne s’est pas bâtie en un jour. On ne peut pas changer les choses radicalement. Ce que son prédécesseur a fait fut tellement dévastateur qu’il ne peut pas redresser les choses en un petit laps de temps. Je sais qu’Hillary et Bill Clinton travaillent très dur avec l’actuel occupant de la Maison Blanche pour qu’il puisse être réélu. Même si beaucoup pensent, et sont même sûrs qu’Hillary fait tout ça pour être présidente après lui. Elle est très intelligente et c’est vraiment une femme extraordinaire. Je souhaite vraiment que ce soit elle qui devienne Présidente après lui, parce que l’on a vraiment besoin d’une femme comme elle. Je n’ai jamais été pro américain lorsque c’était la droite qui gouvernait, mais en ce moment je suis content, parce que l’on s’occupe enfin de l’américain lambda moyen. Car j’ai vraiment envie que tous les gens vivent mieux, et je voudrais aussi que l’argent soit équitablement distribué. Je hais Wall Street!
Tu t’impliques également dans le Charity Business…
Oui, je m’implique dans l’aide aux personnes âgées qui doivent choisir entre manger et se soigner! Tu te rends compte que des gens doivent choisir entre nourriture ou médicaments? C’est pour cela ne se produise plus que j’ai décidé d’aider du mieux que je peux ces femmes qui doivent choisir entre manger et se soigner.
Ton meilleur souvenir en tant qu’artiste ?
Ho, il y en a des tas! Mais c’est vrai que le succès de ma chanson ‘Matador’ a été quelque chose d’énorme! Je l’avais composée à la fin de l’année 1978 et encore aujourd’hui on l’entend sur les ondes de nombreuses radios. Cela nous a permis de mettre du beurre dans nos épinards, c’est vrai. J’avais aussi donné à ma mère, qui était encore parmi nous, alors, le Disque d’Or que j’avais reçu à l’époque. Elle le détenait comme un souvenir qui lui était particulièrement précieux.
Et ton pire souvenir?
(silence) Peut-être…le décès de ma grand mère. Je ne m’étais jamais posé la question ainsi, mais c’est vrai que c’est quelque chose qui m’a profondément marqué! Parce qu’elle m’adorait! (dit en français par Garland Jeffreys). L’amour qu’elle me portait me manque toujours autant. Et pourtant elle est décédée alors que je n’avais que 8 ans…
Et côté grands bluesmen, qui as-tu rencontré?
Lightning Hopkins, il y a des années de cela. Un grand bonhomme. Tout comme John Lee Hooker, que j’adore, et je parle d’ailleurs de lui dans le dernier disque, ‘Til John Lee Hooker Calls Me’, mais je ne l’ai jamais rencontré! Mais nous deux, on se revoit au Divan du Monde, le 2 juin 2012.