ITW de Amar Sundy pour la sortie de son CD ‘Sadaka’

Interview préparée et réalisée par Frankie Bluesy Pfeiffer & Nathalie ‘Nat’ Harrap pourParis-Move, Blues Magazine (Fr) et Blues Matters (UK)
Photos : Frankie Bluesy Pfeiffer
 
Fils de Blel, issu d’une lignée targuie, Amar Sundy ne se contente pas de jouer en répétant comme d’autres une tradition blues et soul. A l’instar de son nouvel album, ‘Sadaka’, Amar Sundy ne prémédite jamais rien, car tout s’impose à lui, naturellement, et parce que pour lui tout est ‘partage’ (‘Sadaka’). C’est ce bluesman sarahoui au regard aussi intense que le soleil du désert que nous sommes allés rencontrer, un homme attachant au charisme fédérateur.
 
 
Amar, avant de parler de ton album, peux-tu nous parler un peu de toi, de ton enfance, tes origines, etc. ?
Je viens d’Afrique, d’Afrique du Nord, d’Algérie,  et plus précisément du sud de l’Algérie, du Sahara, du désert. Je suis né là-bas. Je suis issu d’une famille touareg et j’ai de très belles images en moi de tout ce que j’ai vécu là-bas. Cette expérience a été primordiale dans ma manière de vivre ma vie et elle a déterminé l’attitude que je dois avoir face à la vie de tous les jours.
Et comment t’est venue cette passion pour la musique? Tu as suivi des cours?
Non, en fait je suis venu à la musique tout à fait par hasard. Mon frère avait une guitare,…(silence) et puis à la maison il y avait toujours des chants, des fêtes, des mariages, des chants traditionnels. Ma mère chantait, oui, mais on ne peut pas dire que je suis issu d’une famille musicale. Et puis il y avait mon frère, qui avait cette guitare, et qui me disait sans cesse «Surtout, tu ne touches pas à cette guitare, elle est à moi.». Alors, cette guitare, je la regardais, encore et encore,…et un jour je l’ai prise. Mon frère n’a pas été content du tout et cela m’a posé des problèmes. Et puis un jour il m’a dit «Prends-la!». Et là, j’ai eu un déclic. J’avais cette guitare à moi, et je voulais tellement en jouer qu’au début je faisais plus des percussions dessus que de jouer de la guitare. Et puis des copains m’ont montré comment faire des accords. Je les regardais, et je les copiais. J’ai appris avec les autres et par les autres. Autodidacte ou pas, on apprend toujours des autres.
 
Et tu es parti quand pour la France?
En 1963. Je vivais pas loin de La Défense, dans les Hauts de Seine, et j’ai fait mes études ici, en France.
 
Et comment as-tu vécu ce choc entre ces deux ‘civilisations’, si je peux le dire ainsi…
Tu sais, moi je regarde et j’ai toujours regardé vers l’avant. Par exemple, quand je suis arrivé, je n’avais jamais vu un ticket de bus, un chauffe-eau. Tout cela n’existait pas chez nous. Nous, le lait, on allait le chercher de la chèvre,… et tout était comme ça, tu comprends? Un autre exemple, les robinets. Nous, on devait faire des kilomètres avec des jerrycans pour chercher de l’eau, ou alors c’était de l’eau du puits. Alors pour moi, arriver en France, c’était comme une découverte. Et les découvertes t’apportent toujours quelque chose si tu vas de l’avant et que tu regardes tout cela de manière positive.
 
Tu n’as pas trop eu le mal du pays?
Non, mais un jour j’ai eu besoin de retrouver mes racines, ou plutôt mes repères. Et revoir la famille, aussi. Je suis retourné en Algérie et là, j’ai rencontré un Français qui voyageait à pied dans toute l’Afrique Occidentale avec sa guitare acoustique et son sac à dos. On a commencé à discuter, à sympathiser et quand il a commencé à jouer de la guitare, j’ai été ébahi par sa façon de jouer. Je n’avais jamais vu ça, c’était pour moi comme si plusieurs musiciens jouaient en même temps. C’était la première fois que je voyais quelqu’un jouer du finger-picking. C’est vraiment là que j’ai eu le déclic, et dès que je suis rentré en France, je me suis acheté une guitare.
Et quel style de musique, quels artistes t’ont ensuite influencé?
En fait, au début, c’était la musique que j’avais toujours entendue, enfant, et puis après j’ai découvert Neil Young, ses chansons, sa musique. Je voulais absolument apprendre ses chansons, mais comme c’était en anglais et parce qu’à cette époque on n’avait pas des cours d’anglais obligatoires à l’école, j’ai donc appris l’anglais grâce à la musique, et au folk. J’aimais beaucoup ce style de musique parce que j’aimais ses mélodies. C’étaient de très belles chansons, et même si je ne comprenais pas toutes les paroles, ça me donnait envie d’en jouer. Puis j’ai découvert le blues, Led Zeppelin et Jimi Hendrix, et les bluesmen noirs comme Albert King, Elmore James, Sunnyland Slim, et j’adorais les écouter parce c’était aussi un univers qui ressemblait au mien, avec ses harmonies, sa musicalité, ses couleurs aussi. Quand je suis allé aux Etats-Unis, ensuite, je me suis rendu compte que tous ces rythmes étaient les mêmes que chez moi. J’avais pris conscience que tous ces chemins que j’avais suivis m’avaient ramené à la case départ et que c’était quelque chose de super. Cela m’a fait comprendre pourquoi j’avais ces vibrations avec la musique folk, pourquoi j’aimais le blues, et c’est ce qui m’a ramené aux rythmes. Pas aux mélodies, parce que les mélodies c’est imaginaire, elles sont déformées par toutes les autres influences que j’ai connues, non, aux rythmes.
 
Est-ce vrai que tu as commencé dans le métro?
Oui, j’ai fait mes débuts dans le métro, puis à l’étage au-dessus du métro, là où il y a la lumière du jour, dans la rue. Ensuite, je suis passé dans des clubs dans le quartier des Halles, dans la rue des Lombards, puis j’ai formé mon propre groupe et là, d’un coup, ça a bien marché.
 
Comment expliques-tu, avec le recul, ce brusque engouement?
C’est après les Jam Sessions organisées par Patrick Verbeke que l’on m’a incité à monter mon propre groupe et c’est dans l’un des clubs de la rue des Lombards, au Baiser Salé, que tout a démarré puisqu’on m’a proposé d’y jouer comme groupe vedette. Pourquoi c’est arrivé d’un coup? Peut être parce que le public appréciait vraiment ce que je jouais, et qu’il se passait quelque chose entre lui et moi.
 
Et ensuite tu es parti pour les Etats-Unis. Tu peux nous raconter comment tu as vécu cette expérience américaine?
En fait, il faut déjà dire que je jouais du blues mais je n’étais jamais allé à Chicago. Je savais donc que je devais aller à Chicago, et puis aussi parce c’était à moi d’aller vers les autres. J’étais sûr que si je ne le faisais pas, je n’avancerais pas, je ne m’épanouirais pas dans le blues. Je suis donc parti pour Chicago, parce qu’aller à Chicago c’était comme faire un pèlerinage. Il y a des gens qui font leur pèlerinage à Lourdes, moi c’était Chicago. J’y suis allé instinctivement, pour rencontrer des gens. J’avais assez d’argent pour y rester deux, trois jours, mais je savais qu’au moins j’aurais senti, j’aurais goûté à ce Chicago là. Et finalement j’y suis resté des mois.
 
Es-tu allé à la Nouvelle-Orléans ?
Oui, je suis allé à la Nouvelle-Orléans, et c’était super, mais pour moi l’essentiel c’était quand même Chicago. Tu sais, nous les immigrés d’Algérie, on est un peu comme les blacks de Chicago: on est venu en France pour travailler dans les usines, on a fait les mêmes étapes que les noirs aux USA. Les Européens, la France, n’en parlent jamais, mais c’est la même chose, sauf qu’au lieu de l’esclavage il y a eu la colonisation. Mais quelque part c’est pour nous la même chose que pour les blacks de Chicago. Et c’est sans doute pour ça que j’aime le blues, parce que tout est lié. (silence) Mais attention, je ne suis pas du tout amer contre ça. Cela s’est passé comme ça, et c’est ainsi.
 
Est-ce que tu te considères vraiment comme un bluesman, parce qu’en Grande-Bretagne on dirait plutôt que ta musique est ‘World’. Qu’est-ce que tu en penses?
AS : En fait, en France, on commence à y venir. On commence par exemple à parler de ‘Blues Africain’, alors que ça fait vingt ans que j’essaye d’expliquer ça. Je pense que les africains, immigrés ou pas, comme Ali Farka Touré, Khalil Chahine ou Mokhtar Samba, des gens comme moi, et d’autres, veulent parler de leur histoire et je fais partie de ces gens qui veulent, avec leur musique, montrer les différents chemins, les différentes cultures. En ce qui me concerne, je pourrais même être plus précis en disant que ma musique est non seulement du Blues Africain, mais du Blues Sahraoui.
 
Mais définir ainsi une musique n’est-il pas une manière de la limiter à un certain public, à une communauté?
Je n’aime pas le terme de communautés. Tu vois, moi je me sens partout chez moi, et je me sens bien partout où je vais. C’est comme cela que les gens devraient réagir, en prenant conscience que nous sommes tous les uns près des autres, sur la même planète. Et si ma musique peut contribuer à faire se poser des questions et ensuite à faire se rapprocher les gens, alors j’en serais très heureux. Le problème de la définition de la musique c’est le problème de l’étiquette qu’on va lui coller dessus pour pouvoir la trouver dans un magasin car sinon tous les CD seraient mélangés et on ne saurait plus où trouver qui.
 
Ton expérience et ta vie personnelle te donnent cette ouverture d’esprit, mais penses-tu que des personnes qui n’ont jamais voyagé ou qui n’ont pas connu la pauvreté, par exemple, peuvent réagir comme toi?
Oui, bien sûr, et je l’espère bien. Ce qui est important dans la vie, et ceci est vrai quels que soient ta classe sociale et ton niveau de vie, c’est de regarder vers l’avant, et d’être positif envers toi-même comme envers les autres. Et si ma musique peut amener les gens à se poser des questions, alors c’est bien, parce que cela signifie qu’ils l’ont pas seulement entendue, mais écoutée.
 
Et comment es-tu arrivé à faire participer Eric Bibb, Joe Louis Walker et Pura Fé à cet album?
Avec Pura Fé, on s’était déjà rencontrés, et quand elle a entendu ‘Men’na’ elle m’a dit: «Mais je veux faire ça, c’est génial.», et c’est comme ça qu’elle a fait deux chansons (sourire). Cela a été une rencontre artistique très touchante car elle m’a dit que ‘Men’na’ lui rappelait ses ancêtres et c’est vrai que quand ma mère chante et que j’écoute ensuite les Indiens d’Amérique, je trouve que ma mère chante comme eux. Il y a comme un lien culturel, un lien musical dans les harmonies, des codes avec la Mère Nature et je pense qu’en écoutant ‘Men’na’, Pura Fé a ressenti des vibrations qu’elle connaissait, et c’est pour cela qu’elle a voulu faire un deuxième morceau. D’ailleurs elle a traduit la chanson dans sa langue indienne ; elle a fait plus que ce qu’on lui avait demandé de faire et j’ai trouvé ça vraiment exceptionnel de sa part.
Et Joe Louis Walker?
Joe Louis Walker, je le connais depuis longtemps, j’avais déjà joué avec lui quand je faisais une tournée avec Albert King. Joe Louis jouait en première partie et on a sympathisé. Il pensait même que j’étais américain, comme quoi…(sourire)
 
N’est-ce pas également Albert King qui pensait que tu étais américain ?
(large sourire) Oui, il pensait même que j’étais du Mississippi. Pour lui, je faisais partie de leur paysage du blues. C’était très touchant pour moi qu’un mec comme lui puisse penser que j’ai les mêmes racines que lui. (silence) D’ailleurs, comme je te le disais avant, on a quelque part les mêmes racines. C’est sûr.
 
Et avec Eric Bibb? Ca s’est passé comment?
Je voulais le faire chanter sur ‘Camel Shuffle’, et un jour que je préparais ‘Sahraoui’, dans la loge, avant un de ses concerts, il m’a dit «Amar, c’est ça que je veux chanter et que je veux enregistrer!». Je lui ai dit OK, mais c’était très compliqué parce que je n’avais pas encore la suite, alors j’ai continué à travailler sur ce morceau, j’ai cherché, et c’est grâce à lui que j’ai écrit un morceau de plus. Comment voulais-tu que je lui refuse ça? (rire)
 
La particularité de tous ces titres est que tu mets bien en avant ces artistes, qui deviennent bien plus que des guests…
Mais pour moi, c’est normal. Souvent, quand il y a des invités sur les albums, il faut qu’ils collent à ce que l’artiste veut. Mais moi, je n’ai pas ce raisonnement, parce que je veux que ce soit eux qui soient mis en avant. C’est une marque de respect, je pense. Et quand je demande à quelqu’un de participer à mon album, je veux qu’il y mette sa propre personnalité.
 
Mais cela ne te gêne pas que certains disent, en écoutant Eric Bibb chanter sur ton album, que c’est toi qui as repris une chanson d’Eric Bibb?
(large sourire) Mais c’est un compliment pour moi…! Et puis cela veut dire que j’ai réussi ce que je voulais faire, et qu’Eric Bibb a réussi à mettre sa personnalité dans mon album. Je vais te dire autre chose aussi: moi, j’ai beaucoup de chance d’avoir des artistes comme Pura Fé et Eric Bibb comme amis et c’est tout à fait normal que je leur rende hommage en leur ouvrant les portes de mon univers, et de mon album. Tu n’es pas d’accord?
 
Si, bien sûr, mais il faut reconnaître que ta démarche n’est pas aussi courante que ça. Et puis cela colle parfaitement au titre de cet album, ‘Sadaka’, qui signifie partage.
Tout à fait, et ce qui me désole c’est souvent la manière dont on traite les invités. Je vais peut-être me répéter, mais c’est très important ce que je te dis: moi, quand j’invite quelqu’un, je veux qu’il soit là, qu’on l’entende, et c’est pour cela que je le prends comme un compliment lorsqu’on me dit que c’est une chanson d’Eric Bibb qui se trouve sur l’album d’Amar Sundy. Et ça, comme tu le sais, c’est aussi l’école américaine, cette manière de mettre en avant les invités. Et cette façon de faire me correspond bien. Pour moi, c’est essentiel… Je suis comme ça, c’est en moi, cette envie de partager. 
 
Toi, tu es pour le partage, mais on est dans un monde qui est très égoïste et cynique. Alors…?
Oui, mais moi, je refuse de les laisser gagner. Ils ne gagneront pas avec moi. Moi je pense qu’on doit toujours donner, partager ce que l’on a, parce qu’il faut respecter l’autre. Nous faisons tous partie d’une même entité, et l’on se doit de respecter les autres personnes, et le groupe. Quand j’ai joué avec des musiciens de très haut niveau, ce sont eux qui m’ont toujours apporté quelque chose ; ils m’ont toujours donné. Ce n’est pas moi qui leur ai donné quelque chose, c’est eux qui m’ont tout donné. C’est la vie qui m’a donné cette façon de penser, cette façon de vivre et de me conduire.
 
C’est cela aussi que l’on ressent au travers de ‘Sadaka’…
Pour faire cet album, tout m’est venu très naturellement. Je suis quelqu’un qui a joué du blues, du folk, et je suis très ouvert aux autres musiques, classique, jazz, et bien d’autres. Mais c’est vrai que dans toutes les musiques que j’aime, il y a du blues dedans. Et puis tout m’est venu très naturellement parce que j’ai eu beaucoup d’expériences, et que j’ai rencontré des gens extraordinaires, qui ont un talent phénoménal, avec qui j’ai beaucoup appris. Je suis ‘multiple’ et ‘Sadaka’ est vraiment une synthèse de ces rencontres, de mon parcours. C’est un album ‘live’ qui a maturé, qui a pris son temps, avec mon identité, et toute cette énergie du voyage qu’est la vie.
 
Un album dédicacé à ta grand-mère Aïchouche et à Doumbé. Qui est Doumbé?
C’est un ami bassiste, très talentueux, qui a été malheureusement emporté très jeune et très vite par la leucémie, une leucémie fulgurante. C’était un garçon qui avait la même démarche que moi, et la même philosophie de la vie, je pense. On devait faire un album ensemble, et puis ça ne s’est pas fait. Avec lui, il n’y avait pas ce besoin de se voir tous les jours ; on pouvait se voir une fois en cinq ans et on se retrouvait comme si on s’était dit au revoir hier, tu vois. J’aimais cette force, cette générosité qu’il avait, et c’est quelqu’un qui a beaucoup compté pour ceux qui l’ont connu. Et puis j’ai dédié aussi cet album à ma grand-mère qui nous a quittés pendant que je faisais l’album. C’est une femme qui a eu une grosse influence sur moi et qui a toujours beaucoup compté pour moi. Je pense toujours à elle…
 
Et à ton pays?
J’ai très envie d’y retourner car ma mère habite toujours là-bas, mais il faut du temps pour y aller, tu sais, et en ce moment, je ne peux pas y aller, je n’ai pas le temps, mais je sais que j’ai besoin d’y retourner. L’envie est là…