ITW d’Angélique Kidjo

ITW d’Angélique Kidjo

ITW préparée et réalisée par Anne Marie Calendini et Dominique Boulay
Photos : Anne Marie Calendini

C’est à l’occasion de la sortie de son album Live ‘Spirit Rising’ chez Wrasse Records que nous avons rencontré la grande artiste béninoise. L’opportunité de préciser quelques points en sa compagnie.

Bonjour Angélique. Vous composez vos propres chansons, mais est-ce que vous jouez d’un instrument pour vous aider à composer?
Je joue un peu de percussions, car quand j’étais en Afrique cette pratique était interdite aux femmes. C’est pour cette raison que j’ai commencé à en jouer! Quand on me dit de ne pas faire ça, c’est exactement ce que je fais. En fait, je n’ai pas besoin d’instrument pour composer, car j’ai toujours écrit à l’oreille. J’ai commencé à écrire dès l’âge de 11 ans. J’enregistrais sur des magnétophones ce que j’avais dans la tête et encore aujourd’hui je travaille de cette manière, même si les outils ont changé puisque j’utilise un ordinateur. Pour écrire, je me base sur la mélodie, le rythme et les paroles.

Vous parliez à l’instant de la condition des femmes en Afrique. Est-ce que le fait d’être mondialement connue vous permet d’être perçue différemment des autres femmes africaines?
Non, au contraire, mais les femmes africaines me disent ‘continue de faire ce que tu fais pour nous, continue de parler pour nous, continue de te battre pour que nos enfants aient un futur différent!’. La première fois que j’ai entendu cela, je me suis demandé pourquoi toutes ces femmes me disaient ça, à moi, et cela m’a permis de mesurer l’impact de mon travail auprès de ces femmes. Il y a beaucoup de femmes en Afrique, sur les marchés, par exemple, qui aiment entendre ce que je dis, parce que cela correspond à ce qu’elles pensent aussi.

Précisons à nos lecteurs que vous êtes née au Bénin.
Oui, je suis née et j’ai grandi au Bénin. J’ai été élevée par 3 femmes très fortes: mes deux grands-mères et ma mère. Elles m’ont donné cette capacité à non seulement comprendre et à m’adresser, partout en Afrique, aux femmes et aux mères, dans le respect de leur âge et de leur situation, mais aussi de savoir être à leur écoute. Je ne cesse d’apprendre à leur contact. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de trouver des solutions à leurs difficultés avec le concours d’organisations comme l’UNICEF, pour laquelle je travaille, et en mettant en place un suivi de façon à voir concrètement la progression de ce qui est mis en place.

Est-ce que l’on peut vous demander comment êtes-vous perçue par les hommes africains?
Certains acceptent mal mes engagements, mais d’autres écoutent le message que j’essaye de faire passer, en expliquant par exemple que si vous n’intervenez pas dans la vie de vos enfants en essayant de leur construire le meilleur futur possible, vous n’êtes pas un bon père. Mon père, avec son seul salaire, a mis ses 10 enfants à l’école, y compris ses filles. Il a démontré qu’il est donc possible de scolariser tous les enfants sur ce continent. Parfois mon histoire et l’action de mes parents sert d’exemple auprès d’autres qui se disent qu’eux aussi, ils vont le faire. J’en veux pour preuve d’avoir vu des pères venir chercher leurs filles à l’école, dans le cadre de mon action avec l’UNICEF, et les entendre me dire leur fierté que leurs filles aillent à l’école, que cette aide leur est précieuse et qu’ils feront tout pour continuer à les scolariser malgré les nombreuses difficultés, l’école étant parfois très éloignée de la maison, à 5 à 6 kilomètres à parcourir à pieds. Ce qui induit des demandes d’internats, mais je ne souhaite pas que l’équilibre des familles soit menacé par le fait que les filles soient en internat, même si les demandes en ce sens affluent. Un père m’a même proposé de donner une partie de ses terres pour la construction d’un internat, mais ce genre de projet doit être réglementé, encadré, et je ne me sens pas les épaules pour le mener à bien, seule. Cependant, en faisant collaborer les familles qui le souhaitent avec la fondation, cela se réalisera peut-être, mais il faut d’abord définir la réglementation et le cahier des charges.

Pour revenir à l’auteur-compositeur que vous êtes, vous considérez-vous comme une songwriter?
Absolument…!

Vous êtes une femme engagée, et vos textes le sont aussi.
Oui, ils peuvent l’être. Lorsque j’écris, je suis inspirée par la vie de tous les jours, l’état du monde, mais aussi par l’histoire de mon continent d’origine. Je m’inspire énormément des musiques traditionnelles de chez moi, qui me relient à des thèmes tels que les enfants, le droit des femmes, une meilleure compréhension entre les hommes et les femmes, car on ne peut pas créer un monde de paix pour les femmes, avec les femmes, sans les hommes, c’est impossible. Les hommes doivent être partie prenante de ce processus là. Je ne suis pas féministe pour émasculer les hommes, cela ne m’intéresse pas. J’ai grandi avec des frères qui sont des hommes merveilleux! Il faut essayer d’harmoniser les rapports entre les hommes et les femmes, que les uns écoutent les autres, qu’au sein du couple il y ait un équilibre qui passe par l’écoute mutuelle. C’est le modèle que j’ai eu dans ma famille. Mon père a toujours laissé ma mère faire ce qu’elle voulait, quand elle a décidé de monter une troupe de théâtre, malgré les mises en garde de nos proches, mon père l’a laissé faire en disant que si elle est heureuse en faisant ça, il était heureux, lui aussi.

Dans votre dernier album vous avez écrit une chanson sur le thème du Boléro de Ravel. Que raconte cette chanson particulièrement prenante?
Lonlon veut dire ‘amour’. Je dis que tous les amoureux de ce monde se prennent par la main et aillent montrer l’exemple de l’amour à tous ceux qui dénient et renient l’amour. Le mot amour paraît simple mais peut aussi être très compliqué. Il est de notre devoir à tous de faire en sorte que l’amour ne se perde pas, ne disparaisse pas, c’est un travail de tous les instants. Seule, cela m’est impossible, mais avec tous les autres cela devient possible. Est-ce que tu as vu que Branford Marsalis jouait avec moi sur ce morceau?

Oui, bien sûr. La portée du texte semble donc aussi puissante que la musique du Boléro elle même. Aviez-vous déjà marié d’autres oeuvres classiques à vos créations?
Après le décès de mon père j’avais été hantée par les variations Goldberg de Bach et j’ai mis des paroles dessus. Sur un autre album j’ai également mis des paroles sur le concerto numéro 5 de Bach, un concerto pour piano.

Est-ce l’émotion qui guide vos choix?
Oui, et quand cette puissance émotionnelle me prend aux tripes, je ne peux pas ne pas y répondre. C’est là, quelque part dans ma gorge, et il faut que ça sorte!

Vos influences musicales viennent-elles de ce que vos parents écoutaient?
Ah oui, complètement…!

Y compris la musique des caraïbes? Pourquoi cette influence?
Parce qu’à la fin de l’esclavage il y a des cubains, des antillais et d’anciens esclaves qui sont revenus en Afrique et ils ont influencé à nouveau la musique africaine. C’est comme ça qu’est apparue la rumba Zaïroise et la biguine. Mon père chantait la biguine. J’ai connu la biguine avant d’avoir entendu parler du zouk. Quand j’écoute Bach, j’entends l’Afrique, car il a écouté la sarabande qui est la musique que les esclaves ont amenée avec eux! Donc oui, j’ai écouté beaucoup de musique classique, de musique caribéenne, mais aussi les chansons que mon père chantait, car il avait une superbe voix. D’ailleurs mon grand regret est d’avoir toujours repoussé au prochain album le duo qu’on avait prévu de faire ensemble. Si j’avais su que la mort allait me le prendre aussi vite, je l’aurais fait, pour avoir une trace de sa voix…(silence)… L’influence de mon père ne fut pas seulement musicale, il nous a permis d’avoir accès au sport et aux livres, car il lisait énormément. Il nous encourageait à lire, à apprendre, à être curieux, à voyager à travers nos lectures. Il nous disait de ne pas lire machinalement mais d’essayer de comprendre ce que nous lisions, en nous questionnant, aussi. Il m’a transmis tout cela. Je peux lire deux livres par semaine et ma fille a pris ça de moi, elle est même pire que moi car elle peut lire un pavé comme ça et vous le synthétiser en deux pages. C’est sidérant, ce talent de concision qu’elle a. Elle a le goût des lectures ardues, mais je pense que c’est parce qu’elle était très proche de mon père. Ils parlaient souvent de littérature, ensemble.

Avez-vous pensé à écrire des livres?
Je viens de signer un contrat avec Harper & Collins pour écrire mes mémoires.

Dans votre dernier album ‘live’ vous reprenez la chanson des Rolling Stones, ‘Gimme Shelter’. Avez-vous écouté la reprise qu’en a fait Marc Johnson pour son projet ‘Playing for change’? Y voyez-vous un parallèle?
Oui, bien sûr, mais vous savez qu’il y a des chansons qui ont été écrites à des moments clés de l’histoire et même plusieurs décennies plus tard elles restent toujours d’actualité. C’est ce qui m’a frappé quand j’ai commencé à faire ‘Gimme Shelter’. Je me suis dis que cette chanson qui avait été écrite après la guerre du Vietnam est aujourd’hui encore d’actualité, au 21ème siècle, car chaque mot de cette chanson est en phase avec la réalité. Comment peut-on parler d’évolution de l’humanité alors que nous perpétuons les mêmes horreurs? Qu’est-ce qui va mal avec les hommes? Que pouvons-nous dire à nos enfants? Comment justifier certaines actions? Alors oui, de ce point de vue il y a un parallèle possible avec le projet de Marc Johnson. Reprendre ces chansons clés permet de maintenir une mémoire auprès des jeunes générations. Si l’on veut un monde meilleur, le passé doit être présent, pour contrer l’amnésie collective, mais je pense que ce passé doit servir à nous dépasser et non à nous culpabiliser.

On vous considère également comme une jazzwoman. Avez-vous aussi chanté du blues?
Absolument, j’ai chanté avec Buddy Guy. On a fait le ‘Voodoo Child’ de Jimmy Hendrix ensemble, et puis j’ai aussi tourné avec Keb Mo en Australie. On a joué à l’Opéra de Sidney ensemble et nous avons le projet de faire une tournée tous les deux. Mon rêve serait de jouer avec un Big Band.

Tu aimes beaucoup Keb Mo…
Ha oui, il est vraiment génial. Il a une vraie folie. On s’est retrouvé pour un concert en faveur du Tibet organisé tous les ans par Philip Glass et pendant les répétitions Philip nous disait ‘Keb Mo et toi, faites un truc ensemble!’. Keb m’a demandé si je connaissais la chanson de Percy Mayfield, je lui ai dit que non, mais que s’il me l’apprenait, on pouvait la faire…et c’est ce qui s’est passé. Alors je lui ai dit que c’était à charge de revanche, parce qu’il m’avait fait apprendre la chanson dans la journée! Quand je suis arrivée à Sidney il n’était pas là, alors j’ai dit au staff d’aller me le chercher, de le réveiller, car il fallait qu’on fasse la balance. Il est arrivé et m’a dit, en me voyant, ‘Oui, patronne!’ (rires) puis il m’a dit ‘Ha, toi, je te connais, et si tu m’appelles, je zouke!’ (rires). On a travaillé la tonalité pour la chanson puis il m’a rejoint sur scène et ça a été un vrai bonheur. C’est à la suite de ça qu’on a évoqué l’idée d’une tournée.

Qui est à l’initiative des participations d’autres artistes sur votre album live?

C’est moi qui les ai invités, et on a choisi les chansons ensemble.

Comme vous nous l’avez dit, vous chantez le Jazz, le Blues mais aussi le Gospel…
Le Gospel est dans tous les chants. J’ai entendu dans un village musulman du nord du Bénin des chants qui sonnaient comme du Gospel. Quand les voix ont commencé à chanter, je me suis dit: ‘Ce n’est pas possible, le Gospel vient de là, vraiment!’. C’était incroyable, l’harmonisation des voix de ces femmes, sous cet arbre. On se serait cru dans une église. Et moi j’étais là, et en les écoutant, j’avais envie de pleurer.

J’ai interviewé Liz Mc Comb, qui est très croyante, mais pensez-vous que la religion peut suffire, à elle seule, à améliorer la condition des femmes en Afrique?
La foi n’est pas contradictoire avec la dureté de la réalité, et il faut remettre le Gospel en perspective. Il a permis aux esclaves de parler de leurs douleurs à un être supérieur communément appelé Dieu. Cet être divin fut pour eux l’ultime refuge pour exprimer leur condition et vivre ensemble sans devenir aussi cruels que ceux qui les avaient réduits en esclavage. D’ailleurs comment peut-on croire en Dieu et posséder des esclaves? Comment peut-on croire en Dieu et acheter un être humain? Et qui est le plus coupable? Celui qui a sciemment décidé d’acheter un être humain ou celui qui le vend? Pour moi, les deux sont coupables. Si on replace le Gospel dans cette perspective, on comprend pourquoi Liz Mc Comb, et avant elle, les esclaves parlent de Dieu. C’est un passé récent et cette douleur est toujours très vive. Il n’y a jamais eu de discussion approfondie sur l’esclavage, et il ne peut y avoir prescription sur la douleur des gens. C’est comme si on cognait sur des êtres humains auxquels on interdirait de pleurer et de se plaindre, comme si c’était de leur faute s’ils étaient devenus des esclaves. Et en plus, on a fait un lavage de cerveau aux nord-américains en leur disant ‘Regardez ces pauvres, on les a sauvés!’, à grand renfort de photos de noirs avec un os dans le nez, et ce sont leurs frères africains qui les ont vendus. L’histoire de l’esclavage est très complexe. Il existe d’ailleurs un livre très intéressant sur ce sujet, un livre de Ned Sublette intitulé ‘The world that made New Orleans’. Il permet de comprendre l’aberration totale qu’a pu être l’esclavage.

Pouvez-vous nous parler de la fondation Batonga que vous avez créée?
L’histoire de cette fondation a commencé en 2006, lorsque j’ai été nommée ambassadrice de l’UNICEF. La première chose que j’ai demandée était de contribuer à éduquer les enfants en Afrique et plus généralement ceux des pays pauvres, car en éduquant les esprits on coupe à la racine toute forme d’intégrisme. J’ai fait beaucoup de spots à la radio et à la télé, en disant ‘Mettez vos enfants à l’école!’, les nations unies ayant décidé que tous les enfants devaient bénéficier au moins de l’instruction primaire. Ce faisant, mon visage a été vu puis connu dans toute l’Afrique. Ce qui m’a permis de discuter avec des mères, qui me disaient: ‘qu’est-ce-que nous allons faire dans un an, car nos filles auront fini l’école primaire et si elles restent à la maison, leur père vont les marier aussi sec!’. J’ai réfléchi à la question, et quelques temps après, de retour aux Etats-Unis, j’apprends que Wangari Muta Maathai reçoit le prix Nobel de la Paix. Je fais des recherches et constate qu’étant jeune fille elle avait reçu une bourse de la Fondation John Fitzgerald Kennedy pour aller faire des études aux Etats-Unis. Ce qui lui a permis de devenir cette activiste de l’environnement que l’on connaît. De là a mûri mon idée d’instruire et d’éduquer les jeunes filles jusqu’à l’université, pour qu’elles puissent changer leur pays en profondeur. C’est le but de Batonga. Donner une bourse, la tenue vestimentaire, les livres et les cahiers, fournir un repas par jour, mettre en place des cours de rattrapages, c’est ça, Batonga. Il y a des parrains et des marraines qui font le lien entre les profs, les directeurs d’écoles et les parents pour cerner les problèmes et les solutionner rapidement.

Cette fondation concerne seulement le Bénin?
Non, il y a aussi le Mali, le Cameroun, la Sierra Leone et l’Ethiopie. Nous sommes dans cinq pays, pour le moment. La situation au Mali est d’ailleurs préoccupante en ce moment, et je m’inquiète beaucoup. En Sierra Leone, on a construit une école, nous travaillons avec une fondation des femmes en Afrique et nous travaillons sur un autre programme avec une autre fondation créée par d’anciens enfants soldats. Je souhaite faire sortir les filles des maisons closes pour les remettre sur les rails de l’école pour les former à un métier, de façon à ce qu’elles aient la possibilité d’échapper à la fatalité de la prostitution.

Quels résultats avez-vous obtenu?
Je me suis rendue en Sierra Leone et les premières promotions de bacheliers vont sortir dans un an ou deux. Nous avions commencé avec 360 élèves sur les cinq pays et aujourd’hui nous en sommes à 1.200. J’aimerais faire plus, mais d’un autre côté je préfère mener une action gérable et contrôlable, avec des résultats, alors 1.200 élèves c’est à la fois peu et beaucoup. Nous espérons petit à petit avoir des partenaires qui nous aideront, mais pas seulement financièrement. Quand je vais dans des universités, les étudiants me demandent comment ils peuvent nous aider je leur répond en participant à l’aide aux devoirs, à l’apprentissage des langues, des mathématiques, et petit à petit on avance, car, seule, je ne peux pas tout faire, j’ai besoin d’aide.

Faites-vous des émules, dans le monde intellectuel et artistique, en Afrique?
Oui, il y a des gens là-bas qui font plein de choses, et l’idée maintenant c’est d’essayer d’être complémentaires, plutôt que chacun fasse des choses dans son coin!

Angelique Kidjo