Interview : Demi Evans

Interview préparée et réalisée par Frankie Bluesy Pfeiffer et Nathalie ‘Nat’ Harrap (avril 2009)
Traduction : Nathalie ‘Nat’ Harrap
Photos: Frankie Bluesy Pfeiffer
 
 
Avec un second CD au titre qui ne laisse aucun doute sur la manière dont Demi Evans ressent la portée de l’élection du premier Président noir américain, ‘My America’, la chanteuse fait passer non seulement quelques idées qui lui tiennent à cœur mais aussi un énorme frisson au travers de 12 chansons (dont une seule reprise) qui nous font savoir ce qu’il faut comprendre, ressentir, au-delà de la musique.
 
 
FBP: Il est dit que c’est ta grand-mère qui t’a élevée et que c’est parce qu’elle était chanteuse que tu t’es orientée dans la chanson. Est-ce exact?
DE: En fait, non. Ma grand-mère était danseuse,… mais quand je suis née, elle avait déjà arrêté. Ma grand-mère n’a jamais été une danseuse professionnelle. Tu sais, à cette période-là, tous les noirs américains chantaient, dansaient, ils avaient ça dans le sang. Je pense,… je crois qu’elle avait espéré devenir professionnelle mais elle n’en a jamais eu l’opportunité.
 
NH: Et comment était ton enfance?
DE: C’était dur, mais merveilleux. Ma grand-mère s’est très bien occupée de moi et de mes frères et sœurs, elle s’est dévouée pour nous. Même si les conditions de vie à cette époque étaient très difficiles, nous n’en avons jamais souffert. On n’avait pas d’argent mais on était heureux. Ma grand-mère avait une telle passion pour la vie qu’elle était toujours souriante, radieuse, et elle se dévouait totalement pour nous. Elle s’occupait de tout, de notre éducation, de ce qu’on mangeait, comment nous nous tenions, tout.
 
FBP: Comment es-tu entrée au contact de la musique, alors? Par l’église?
DE: Oui, tout à fait. J’ai connu la musique par l’église. A cette époque on allait,… il fallait aller à l’église tous les dimanches et c’est là que j’ai commencé à chanter.
 
NH: Pourquoi est-ce ta grand-mère qui s’est occupée de vous?
DE: Ma mère était très jeune quand elle a eu des enfants, et ce n’était pas qu’elle ne pouvait pas s’occuper de nous mais aux yeux de ma grand-mère, ma mère était trop jeune pour nous élever et c’est donc ma grand-mère qui s’est occupée de nous… et aussi de ma mère. (large sourire) Hé oui… A cette époque, c’était comme ça que ça se passait, tu sais… Et c’était peut-être pas plus mal…!
 
NH: Je te pose cette question parce que dans cet album tu as écrit une chanson qui s’appelle ‘Blues in Pink’ et qui parle des difficultés d’être mère célibataire…
DE: Tu sais, Nathalie, mes chansons ne sont pas forcément autobiographiques. Certaines, oui, mais très souvent je prends des idées ici et là, je m’inspire de mes expériences personnelles, bien sûr, mais quand j’écris ce n’est pas pour écrire sur moi et pour moi, tu comprends…? Je pense que les gens ne sont pas très intéressés par des chansons qui ne concernent que la personne qui les a écrites. Moi j’écris des chansons pour qu’elles soient interprétées de différentes façons, pour qu’elles puissent parler à un grand nombre de personnes, et qui pourront les comprendre à leur façon, tu vois? Beaucoup de mes chansons ne sont que des métaphores et il n’y a pas qu’un seul message à comprendre, tu me comprends? Dans chaque chanson il y a le message que toi, tu veux comprendre. Et pour revenir à ‘Blues in Pink’, c’est vrai je me suis inspirée de la difficulté des femmes à élever seule leurs enfants, mais cette chanson exprime aussi beaucoup d’idées différentes, comme le courage que ces mères ont pour élever leurs enfants, la solidarité entre les gens, et l’amour, aussi, de ces enfants pour leur mère.
 
NH: Pourrais-tu nous dire deux mots sur ta carrière de mannequin, car tu as eu beaucoup de succès en tant que mannequin, non? Tu as commencé à Dallas?
DE: Oui et non. En fait, tout a commencé après que ma famille ait déménagé en Californie, mais quand j’habitais à Dallas j’étais déjà allée dans une ‘charm school’, une sorte de ‘finishing school’ où on t’apprend l’étiquette, comment t’habiller, prendre soin de ton apparence, marcher, te tenir, etc. et c’est comme cela que je suis rentrée dans le monde de la mode.
 
FBP: Et cela t’a plu, ce passage à la ‘charm school’?
DE: J’ai adoré, parce que justement il y avait une structure, tu comprends? On nous apprenait à prendre soin de nous, et pour moi, par rapport au quartier où j’habitais, c’était un autre monde…(sourire). C’est là que j’ai compris que je pouvais devenir quelqu’un, que je ne devais pas avoir honte de qui j’étais et d’où je venais, et que je devais toujours faire plus encore, pour être ainsi fière de moi. Ensuite, quand ma famille est partie vivre à Los Angeles, j’ai décidé de prendre des cours d’art dramatique, parce qu’à cette période je pensais être une actrice (rire). Et un jour que je me promenais sur Hollywood Boulevard, un photographe m’a arrêtée et m’a dit que je pouvais devenir mannequin si cela m’intéressait. C’est comme ça que j’ai commencé (sourire). Je n’ai pas vraiment aimé être mannequin, mais je l’ai fait tout de même.
 
FBP: Pourquoi…?
DE: Et bien,… pour le comprendre, je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit à aucun autre journaliste avant… (silence). Quand j’étais petite, ma grand-mère avait décidé de nous envoyer, moi et mon petit frère, vivre chez un des membres de ma famille qui était Témoin de Jéhovah. Tu sais ce que c’est? [NDLR : Je hoche de la tête en faisant signe que oui.]… Alors tu sais que si tu es témoin de Jéhovah tu dois toujours prier, remercier et aimer Dieu avant tout le reste, que tu ne peux pas te maquiller, porter des vêtements à la mode, te faire remarquer parce que c’est considéré comme une marque de vanité,… et après ce séjour chez cette personne de notre famille j’ai été très profondément marquée par tout ça et j’ai toujours eu honte de me regarder. A tel point que je ne me suis jamais trouvée belle. Jamais… (silence). Tu peux donc imaginer la difficulté pour moi d’être mannequin dans un univers où tout est ‘beauté, mode, vanité’ alors que toi tu ne te trouves pas belle,… parce que tu ne le dois pas.
 
NH: Mais tu as tout de même décidé de poursuivre cette carrière de mannequin?
DE: Oui, parce que je pouvais gagner de l’argent,… et beaucoup d’argent, tu vois. Chez ma grand-mère, tout le monde devait gagner de l’argent, c’était impératif, c’était vital,… il fallait ramener de l’argent à la maison. Moi j’avais essayé de faire beaucoup d’autres boulots, mais rien ne marchait… Alors mannequin, pourquoi pas. C’était un boulot comme un autre.
 
NH: Et pendant toute cette période où tu as été mannequin, n’as-tu pas eu trop de pressions pour que tu sois mince, maigre?
DE : Non, pas du tout. En fait, si tu t’en souviens, à cette période les mannequins étaient de vraies femmes, voluptueuses, avec des formes, et non pas comme aujourd’hui où les filles doivent presque être maigres et laides pour être mannequins,… quand ce n’est pas androgynes ou d’un physique presque bizarre.
 
FBP: Quand t’es-tu  alors décidée à faire une carrière de chanteuse?
DE: J’avais une vingtaine d’années quand j’ai commencé à chanter mais depuis ma plus tendre enfance j’ai toujours eu cette envie intérieure très forte de chanter. Le déclic est venu le jour où ma grand-mère m’a emmené voir une comédie musicale, et quand je les ai tous vus chanter, là, face à moi, je me suis dit ‘Woawww, ils ont vraiment l’air de s’amuser. C’est là que je veux être!’. C’était une sorte de révélation ; et puis bien sûr il y avait l’église, et les chorales,… et puis Michael Jackson! C’est quelqu’un qui avait mon âge,… et il était noir…!!! Pour tout vous dire, en tant que mannequin je n’ai jamais été très disciplinée, et donc j’avais de moins en moins de travail. Et puis tout cet univers commençait à m’ennuyer vraiment, même si cette expérience m’a donné l’opportunité de rencontrer plein de gens, mais moi, j’aimais faire la fête et me coucher tard, j’aimais en profiter, tu vois, et ça, quand t’es mannequin, c’est très mal vu…(rire). Mais je dois dire aussi qu’en étant mannequin j’ai rencontré plein de monde, des photographes, des musiciens, et c’est comme ça qu’un beau jour j’ai rencontré un musicien sud-africain qui avait un groupe. C’était à Vienne. C’est là que je suis montée sur scène pour la première fois et j’ai chanté… Tu vois, c’est aussi simple que ça (rire). C’est comme ça que tout a commencé! En 1987 j’ai fait mon premier concert ‘live’ devant un public de mannequins, de professionnels de la mode et de musiciens. Les chansons que j’avais écrites étaient vraiment très médiocres mais ça leur a plu…(sourire)
 
NH: Et tu chantais dans quel style de musique?
DE: A cette époque je n’avais pas de style,… parce que je n’en connaissais aucun (rire). Disons que c’était ‘reggae world’ à la sauce techno, hip-hop, soul et avec tout ce que tu voulais… (sourire). Mes chansons étaient une sorte de mélange sans étiquette, mais elles venaient de moi et c’était ce que j’avais dans mon cœur. Et c’était, je pense, le plus important.
 
FBP: Et aujourd’hui, tu sais dans quel style tu veux chanter?
DE: Non, car je refuse de suivre un style, un modèle. Je ne me vois pas chanter dans un seul style. D’ailleurs pourquoi des gens s’attachent-ils à un style précis pour une chanteuse? C’est quelque chose que je ne comprends pas? Est-ce que cela veut dire que toi qui écoute de la musique tu ne peux aimer que ce style-là, ou celui-là ? Non, bien sûr, alors pourquoi demander à une chanteuse de se cantonner dans un seul style? Je ne comprends pas ces gens là qui s’accrochent à ça,… et qui veulent te convaincre de ça.
 
FBP: Comment écris-tu tes chansons? Comment cela se passe-t-il avec Fred, qui est non seulement ton guitariste mais aussi ton mari?
DE: Hé bien,… ça dépend (sourire). Quand j’ai une idée et que ça me réveille, en pleine nuit, je me lève et très souvent j’écris toute la chanson, d’une traite, parce que j’ai la mélodie dans la tête, et puis le matin je la lui chante, et c’est fait. A d’autres moments, je l’entends jouer sur sa guitare une nouvelle mélodie qui me prend à la gorge, qui me touche énormément, et ça me donne immédiatement l’idée des paroles de la chanson. Mais pour revenir encore une fois à ta question de tout à l’heure, je n’essaye jamais d’écrire une chanson dans un style précis. Je n’écris pas pour ensuite chanter du blues, du jazz ou de la soul. C’est à toi qui écoute mes chansons de te décider du style que c’est, si t’en as besoin, mais ça, je ne le décide pas pour écrire mes chansons. J’écris ce qui me touche à ce moment-là, et le style, je m’en fous, du moment que c’est une bonne chanson.
 
FBP: Comme dans ce nouvel album dans lequel tu as des chansons blues, des chansons R&B, mais aussi tu as une chanson pur jazz…
DE: (me coupant la parole) Tu sais, même si ça fait des années que je chante, je n’ai sorti que deux albums. Pendant des années j’ai du me débrouiller seule, j’ai travaillé avec beaucoup d’artistes différents mais jamais sous mon propre nom. Et en fait ma carrière ne fait que commencer, tu vois… Et j’ai tellement de projets! Pour la fin de cette année, par exemple, je vais faire une très belle production de Gershwin. Ce sera pour un soir seulement, à Paris, et c’est la première fois que je ferai quelque chose comme ça.
FBP: Comme tu pourrais faire d’excellents disques de reprises, en personnalisant énormément les chansons, comme Tom Waits, par exemple…
DE: Ho oui, oui,… Tom Waits, j’adorerais,… Mais je préfère écrire mes propres chansons, tu vois. Déjà rien que pour la question des droits d’auteur. Je dois penser à payer mes factures, financer ma retraite, payer ma maison,… et ce n’est pas Tom Waits qui va me les payer… (rires).
 
NH: Nous avons eu une réaction similaire d’Otis Taylor, quand nous l’avons interviewé la semaine dernière. Il nous disait en avoir marre des journalistes qui lui demandent toujours pourquoi il fait de la musique, parce que lui, il le dit, ile le fait pour l’argent, bien sûr, pour gagner sa vie.
DE: Il a tout à fait raison! Mais tu sais bien que ce n’est pas uniquement pour cela non plus, car c’est aussi pour le plaisir de faire de la musique qu’il écrit ses chansons et qu’il enregistre se disques. Parce que quand tu as ça dans la peau…
 
FBP: Est-ce que tu as pensé écrire un jour des chansons en français?
DE: En fait, j’en ai déjà écrit 3 ou 4, mais elles ne sont pas terminées (sourire). Sans doute que dans un de mes prochains albums il y aura quelques chansons en français.
NH: Pourquoi avoir choisi le titre de la chanson ‘My America’ comme titre de l’album?
DE: Tu vas être surprise, parce que ce n’est pas ce que à quoi tu penses… (rire). En fait, c’est lié à la chanson française. J’adore la chanson ‘Madeleine’, de Jacques Brel, et dans cette chanson Jacques Brel dit ‘Madeleine, c’est mon Amérique à moi’, et c’est comme cela que je ressens mon Amérique, comme quelque chose de très important pour moi, et que j’ai ici, dans le cœur. C’est pour cela que j’ai choisi ‘My America’ comme titre d’album. J’adore mon pays, c’est là que vivent ma famille, mes amis,… et ils me manquent quand je suis à l’étranger.
 
FBP: Une autre de tes chansons, ‘Too bold to be ashamed’ concerne George W. Bush. Pourtant, quand on écoute les paroles, c’est une chanson d’amour, l’amour d’une femme pour un homme qui ne vaut rien mais qui a brisé son cœur…
DE: Comme je te le disais, tout ce que j’écris est sous forme de métaphores car je ne souhaite pas mettre en avant mes idées politiques et mes croyances. C’est à mon public d’interpréter la chanson comme il le veut,… Mais tu as raison, c’est sûr que tu peux clairement voir Bush dans cette chanson, avec son pouvoir de destruction,… sans en avoir l’air.
 
FBP: Tu dédies tout de même ton album à Barack Obama…
DE: Pas exactement. En fait, j’ai écrit une petite intro à l’album où je le mentionne.
 
NH: Mais tu nous disais ne pas vouloir mettre en avant tes idées politiques…
DE: C’est vrai, mais en ce qui concerne Barack Obama c’est autre chose, et de bien plus important qu’une simple idée politique. Tout d’abord c’est le premier Président noir dans un pays où les noirs étaient les esclaves des blancs, et ça, c’est déjà quelque chose. Ce qu’il a réussi à faire c’est à briser les barrières. On verra ce qu’il fera en économie, mais déjà il a brisé des barrières. Grâce à lui, maintenant, les gens se regardent d’une façon différente. Un noir peut regarder un blanc sans avoir honte d’être noir, tu comprends,… comme moi je te regarde dans les yeux. Et ca, vois-tu, c’est sans doute une révolution beaucoup plus importante qu’on ne peut l’imaginer, et c’est aussi pourquoi je suis tellement fière de mon pays, ‘My America’.
 
  

A consulter :

Chronique du CD ‘Why do you run’: ici
Chronique du CD ‘My America’: ici
Site de Dixiefrog: www.bluesweb.com
Demi Evans sur MySpace: http://www.myspace.com/demievans
Site officiel de Demi Evans : http://www.demi-evans.com/