Interview de Tony Joe White

Tony Joe White nous a quittés pour aller jouer son Blues dans d’autres marais, sous d’autres cieux, mais nous avons voulu, à la rédaction de PARIS-MOVE, le faire parler à nouveau en vous proposant cette ITW réalisée par Patrick DALLONGEVILLE le 29 septembre 2013 à la Maison Folie de Lomme (près de Lille), dans le cadre de sa programmation BLUES EN NORD/ JAZZ EN NORD, et illustrée par de superbes photos de Alain AJ-Blues, notre rédacteur en chef-adjoint, photos prises en 2011 au Plan à Ris Orangis
R.I.P. Tony Joe.

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TONY JOE WHITE
Swamp Fox, l’éternel retour…
Reportage et ITW: Patrick DALLONGEVILLE (Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder)
Photos: © Alain AJ-Blues (rédacteur en chef adjoint – PARIS-MOVE)

C’est le dernier dimanche de septembre. Dans la proche banlieue de Lille, l’automne débute en douceur, et une légende y achève en beauté une tournée européenne de dix dates, entamée quinze jours plus tôt, Tony Joe WHITE.

Passant le prendre à son hôtel, nous le trouvons confortablement installé dans le hall. Comme nombre d’autres bluesmen historiques, Tony Joe WHITE, c’est avant tout une présence: vêtu de noir de pied en cap, il arbore stetson et lunettes assortis. Se levant à notre approche, il nous gratifie d’une cordiale poignée de mains, et le “nice to meet you” qu’il marmonne dans un demi-sourire s’avère troublant. Outre que le timbre grave qui énonce cette banale formule de politesse correspond bien à celui dont on s’est grisé au fil de classiques tels que “Rainy Night in Georgia”, la placide réserve qu’affiche le bonhomme confirme deux de ses traits de caractère les plus saillants: la pudeur et la modestie.

Le trajet vers le lieu du concert nous permet de briser la glace. Tout récent septuagénaire, Tony Joe paraît en forme, en dépit de la fatigue compréhensible en fin de tournée. Arrivés sur place, nous rejoignons les équipes de Jazz En Nord (dont le concert de Tony Joe WHITE ouvre la saison) et de la Maison Folie Beaulieu de Lomme (qui l’accueille en affichant complet).

La botte secrète de Tony Joe est déjà dans la place: Bryan “Cadillac” OWINGS (batteur qui l’accompagne sur cette tournée, comme sur son nouvel album) a terminé ses balances et vaque dans les coulisses comme le gentil nounours que sa carrure (et sa frappe) s’obstinent à démentir. Né à Las Vegas en 1956, Bryan s’est installé à Nashville, où il a notamment joué un temps avec le grand Webb Wilder. Outre Tony Joe WHITE, il prête ces temps-ci sa frappe imperturbable à des artistes tels que Ray Lamontagne. Sa bonhomie en fait de toute évidence le compagnon de route idéal.

20h30. La salle est pleine à craquer, quatre rangées de fauteuils supplémentaires ont même dû être ajoutées de part et d’autre de la scène pour permettre d’accueillir le maximum de spectateurs. La pénombre se fait, tandis que résonne sur la sono l’intro instrumentale de “Closer to the truth” (cf. l’album éponyme de 1991). Toujours lunetté de noir et coiffé de son chapeau, Tony Joe WHITE fait son entrée en scène d’un pas long et mesuré. Tandis qu’il s’assied face au micro et ajuste son porte-harmonica, il lâche un laconique “Good evening” avant d’entamer son set en solo.

“Homemade ice-cream”, “Stockholm blues”… Le charme s’instaure, tandis que le temps paraît s’effacer. Si la preste silhouette du quasi-sosie d’Elvis que l’on découvrait voici plus de quarante ans sur des pochettes de 33 tours importés s’est quelque peu voûtée sous le poids des ans (et de la guitare), le charisme du bonhomme demeure intact. Un mélange de grâce, de profondeur et d’humilité. Comment se fait-il qu’un tel conteur puisse s’avérer aussi taiseux hors la scène? Southern culture, vous répondront les exégètes: assurément, Tony Joe WHITE demeure un homme de la campagne.

Bryan OWINGS le rejoint ensuite, et le concert passe en mode turbo. Oh, rassurez-vous, les deux complices ne se mettent pas à entonner de reprises d’AC/DC ou de Motörhead pour autant. Simplement, le beat qu’imprime OWINGS s’inscrit dans celui qu’assurait en l’attendant la boot droite de son patron. Aussi puissant qu’inaltérablement cool, le jeu de ce batteur pourrait presque suffire en soi pour définir le terme “swamp”. Tout comme celui de WHITE quand il écrase la pédale wah-wah, ou quand il laisse planer un vicieux feed-back: un irrésistible équilibre (forcément instable) entre la coolitude revendiquée, et un sens aigu de l’attaque surprise. Ce n’est sans doute pas par hasard que l’un des titres du dernier album s’intitule “Alligator, Mississippi”!

“The guitar don’t lie”, “As the crow flies”, “Undercover agent for the blues”, “Tunica motel”, ainsi bien sûr que plusieurs titres du dernier album (“Sweet tooth”, “Holed up”, “9 foot sack”) précèdent ainsi une version d’anthologie de “Polk Salad Annie”… Près de dix minutes d’une cavalcade hypnotique, au bout de laquelle le duo se lance dans une jam jubilatoire où le swamp invite la folie du Voodoo Child!

C’est le sourire aux lèvres que Tony Joe WHITE et Bryan OWINGS quittent leurs sièges respectifs en saluant un public conquis. Le set s’est étiré au delà des 75 minutes réglementaires… À l’insistante demande générale, ils reviendront pour deux titres bonus: “Who you gonna hoodoo now?” du dernier album, et “Steamy Windows” en guise d’envol. Dans un ultime salut, Tony Joe tombera les lunettes et le chapeau, en signe évident du plaisir partagé…

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ITW de TONY JOE WHITE préparée et réalisée par Patrick DALLONGEVILLE
Photos: © Alain AJ-Blues

Paris-Move: Tu viens de franchir le cap des 70 ans voici quelques semaines à peine. Pas mal de gens parmi lesquels tu as évolué ne sont plus de ce monde (Donald “Duck” Dunn, par exemple). T’arrive-t-il parfois de te considérer comme un survivant?
Tony Joe WHITE: (silence…) Eh bien, vois-tu, je n’y pense pas vraiment en ces termes. Tant que j’ai des chansons qui me viennent à l’esprit et que j’ai ma guitare à la main, je m’en tiens à ma musique, sans me préoccuper des années, ni du temps qui passe.

Paris-Move: Comme un artisanat sans âge…
Tony Joe WHITE: Oui, il y a de ça…

Paris-Move: J.J. Cale nous a quittés en juillet dernier. Il s’était toujours proclamé comme l’un de tes plus grands fans. Que peux-tu nous dire de lui?
Tony Joe WHITE: En fait, c’est J.J. qui était l’une de mes idoles, vraiment. J’adorais son jeu de guitare, et si tu t’en souviens, j’ai enregistré voici quelques années un album reprenant certains de mes vieux titres avec pas mal d’invités célèbres (“Uncovered”): il y avait là Clapton, Mark Knopfler, et J.J. Cale. C’est mon fils Jody qui avait arrangé ces sessions et produit le tout. J.J. Cale était quelqu’un d’unique, qui s’était forgé son style tout seul. Il demeurera toujours l’un de mes favoris.

Paris-Move: Parlant de ton fils, tes deux enfants, Michelle et Jody, sont eux aussi dans le business de la musique.
Tony Joe WHITE: Oui, Jody est à la fois mon producteur et mon manager. C’est le meilleur producteur dont je puisse rêver: il ne tourne pas autour du pot et sait d’instinct ce qui me convient. Quant à Michelle, elle s’avère une excellente songwriter et une pianiste douée. Elle perpétue la tradition familiale.

Paris-Move: Te considères-tu un peu comme un chef de famille (“a family man”)?
Tony Joe WHITE: En un sens, oui, car il ne faut pas oublier Leann, mon épouse, avec laquelle je suis marié depuis un sacré bout de temps. On a écrit quelques bonnes chansons ensemble, telles que “Undercover Agent For The Blues” pour Tina Turner, ou encore “Across Midnight” pour Joe Cocker. Elle porte aussi la musique en elle, et on continue à écrire trois ou quatre chansons ensemble par an, dont certaines s’avèrent franchement très bonnes.

Paris-Move: Pendant qu’on en est à Tina Turner, est-il vrai que lorsque vous vous êtes rencontrés pour la première fois elle fut surprise que tu ne soies pas noir?
Tony Joe WHITE: (rire) Oui, c’est exact! En fait, Roger Davies, notre manager commun à l’époque, m’avait arrangé un rendez-vous avec elle afin que je puisse lui proposer quelques chansons que j’avais écrites spécialement pour elle. Et quand elle m’a vu, elle est partie d’un fou rire, elle ne pouvait plus s’arrêter. J’étais évidemment très gêné, je me suis demandé si ma braguette n’était pas restée ouverte, ou quelque chose de ce genre… Puis, elle m’est tombée dans les bras en s’excusant, et m’a avoué qu’elle ne me connaissait jusqu’alors que par la radio. Comme elle n’avait jamais vu de photo de moi, elle était persuadée que j’étais un artiste noir…

Paris-Move: Sacré compliment, non? Bon, et ton nouvel album, “Hoodoo”, sonne vraiment très près de ce que tu donnes sur scène. C’était intentionnel, ce côté live, au départ?
Tony Joe WHITE: On l’a enregistré dans une grande maison datant du 19ème siècle, dans une pièce où le bois prédomine, avec une acoustique naturelle exceptionnelle. Tout ce que j’ai eu à faire fut d’appeler mon bassiste et mon batteur, tandis que Jody plaçait les micros. J’avais de nouvelles chansons qui tournaient plutôt bien, et dès qu’on se sentait suffisamment à l’aise pour les jouer, il n’y avait pratiquement plus qu’à appuyer sur le bouton. C’est ce qui explique la spontanéité de ce disque…

Paris-Move: Certaines de ces chansons figurent parmi les plus roots et basiques que tu aies produites à ce jour. “9 Foot Sack”, par exemple, et son riff à la John Lee Hooker.
Tony Joe WHITE: Celle-là parle de ma vie avec mes parents, mon frère et mes sœurs, sur la plantation de coton, près de la rivière. À la base, c’est juste un boogie bien terrien.

Paris-Move: Il en a le groove, en effet. À propos du titre de ce nouvel album, “Hoodoo”, il se réfère de toute évidence à ces légendes que suscitent les marais, ainsi qu’à une certaine tradition du surnaturel dans le blues, où foisonnent des standards tels que “Hoochie Coochie man” et autres “Somebody hoodooed the hoodoo man” (“Quelqu’un a envoûté l’envoûteur”). Serais-tu superstitieux?
Tony Joe WHITE: Mmmm… Je crois bien que je dois l’être un peu, mais pas au point que cela influe vraiment sur mon comportement ou sur mes décisions. J’ai toujours cru en l’existence d’une certaine forme de sortilège (“spook”). Une fille, par exemple, peut tout à fait t’ensorceler, quand tu en viens à l’avoir tellement dans la peau que tu n’arrives plus à te concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Mais ça n’a rien à voir avec le vaudou en soi, ça peut se traduire dans les relations amoureuses, ou tout bonnement quand tu pars à la pêche, et que quoi que tu fasses, tu ne parviens pas à attraper le moindre poisson. Tu finis par t’imaginer que quelqu’un a dû te jeter un sort!

Paris-Move: Je vois… Au début des seventies tu as effectué une tournée européenne en première partie de Creedence Clearwater Revival…
Tony Joe WHITE: En effet…

Paris-Move: Savais-tu que “Hoodoo” était précisément le titre qu’aurait dû porter le troisième album solo de John Fogerty, après la séparation de Creedence?
Tony Joe WHITE: Non, je l’ignorais. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis des années… Eh bien, tu me l’apprends (sourire)!

Paris-Move: C’est en quelque sorte son album maudit. En tout cas, l’un de ces grands disques perdus dont l’histoire du rock tient le décompte. Il n’est en fait jamais paru, à cause du conflit qui opposait alors Fogerty à sa maison de disques, Fantasy. À l’époque, il doutait beaucoup de lui-même, et finit par considérer que ce disque n’était pas au niveau de ce qu’il avait produit jusqu’alors. Après des mois de tergiversations, il finit donc par en ordonner la destruction des masters…
Tony Joe WHITE: Wow, quelle histoire!

Paris-Move: Mais bien entendu, quelques petits malins parvinrent à en sauvegarder des copies et il en circule des versions pirates depuis près de trente ans.
Tony Joe WHITE: Oh, vraiment…?

Paris-Move: Oui, tu n’es donc resté en contact avec aucun des ex-membres de Creedence depuis tout ce temps?
Tony Joe WHITE: Non, pas depuis cette fameuse tournée, ce devrait être en 1972 ou 1973…

Paris-Move: Il se trouve que ta carrière discographique avait débuté quelques cinq ans plus tôt, et ce en grande partie grâce à un Français, Pierre Lattès (qui nous a quittés cette année). Celui-ci effectuait alors de fréquents séjours aux États-Unis, d’où il rapportait quantité de nouveautés qu’il faisait découvrir en avant-première à ses auditeurs français. C’est ainsi que ton premier single, “Soul Francisco”, s’est mis à cartonner sur les radios françaises, et que tu as décroché ton premier hit européen, alors que tu n’étais encore signé sur aucun label aux States…
Tony Joe WHITE: Tout à fait!

Paris-Move: As-tu gardé un attachement particulier envers la France, depuis tout ce temps?
Tony Joe WHITE: Oh oui, et c’est toujours le cas! C’est vraiment l’endroit au monde où tout a commencé pour moi, avant même que j’y mette les pieds pour la première fois. En fait, l’anecdote est connue: je me produisais, tout seul avec ma guitare et mon harmonica, dans un petit bar de Houston, Texas. C’était la clientèle familiale du samedi soir, quelques couples et des routiers de passage. Le barman m’a interrompu en plein set pour me dire qu’on me demandait au téléphone depuis Paris! J’ai alors eu l’énorme surprise de répondre à ma première interview française, en direct sur France-Inter… Mais ce qui m’a secoué davantage encore, ce fut quand Pierre Lattès m’annonça que j’avais un hit chez vous (rire)! Ce qui compte aussi beaucoup à mes yeux, c’est que la France fut la première à appeler ma musique du “swamp-rock”. Jusque là, je n’avais jamais imaginé lui donner un nom, et c’est votre pays qui l’a fait. De tout cela, je lui serai éternellement reconnaissant… En y réfléchissant, je me dis qu’il y a quelque chose de cohérent à tout cela. Je suis né en Louisane, c’est là que j’ai grandi, et beaucoup de gens y parlent encore français. Le mode de vie n’y est pas si éloigné du vôtre: on y est resté proche de la nature, on aime la bonne cuisine…

Paris-Move: Parles-tu un peu français, toi aussi?
Tony Joe WHITE: Oh non, je peux glisser un ou deux mots entre mes chansons, sur scène, mais je n’en sais hélas pas assez pour tenir une conversation.

Paris-Move: Cela ne t’a pas empêché de collaborer avec certains artistes français. Beaucoup de ses fans se souviennent de ta collaboration avec Johnny Hallyday, mais tu as aussi enregistré un album entier avec Joe Dassin (“Blue Country”), sur lequel vous avez adapté certaines de tes chansons en français, et repris ensemble “Polk Salad Annie”…
Tony Joe WHITE: Oui, et nous avons utilisé mes propres musiciens sur cet album: Donald “Duck” Dunn à la basse, Sammy Creason à la batterie, Mike Utley aux claviers, et les frères Walter et Bruce Fowler pour les cuivres. J’y jouais les parties de guitare, et nous avons écrit ensemble “The Guitar Don’t Lie”, que j’interprète encore sur scène. (NDLA : ce disque comprend également une adaptation française de “You don’t mess around with Jim”, du regretté Jim Croce).

Paris-Move: Puisque nous en sommes à évoquer ton passé, as-tu gardé le contact avec Billy Swan (producteur de ses trois premiers albums historiques chez Monument, et par ailleurs auteur du hit mid-seventies “I can help”)?
Tony Joe WHITE: On se voit encore une fois par an, il va bien. Je ne pense pas qu’il se produise encore de nos jours. Il se concentre désormais sur ses affaires: il gère sa propre société d’édition musicale et prèfère rester à la maison avec sa fille. Il joue encore un peu de guitare à la maison, mais c’est à peu près tout ce que je peux t’en dire.

Paris-Move: Tu achèves ce soir à Lomme (près de Lille) une tournée européenne de dix dates, et le promoteur a dû refuser presque autant de tickets qu’il n’en avait vendus, c’est dire si ce concert affiche complet! Y aurait-il moyen que tu décales ton retour d’une journée pour satisfaire tous ces gens déçus de n’avoir pu t’entendre ce soir?
Tony Joe WHITE: (rire) Oh, hélas, non… Il faudra que tu m’excuses auprès d’eux, mais cela fait près de trois semaines que je ne suis pas allé à la pêche, et si je ne me dépêche pas de rentrer, la rivière derrière chez moi risque de déborder de poissons!

Propos recueillis par Patrick DALLONGEVILLE (Paris-MoveBlues Magazine, Illico & BluesBoarder) le 29 septembre 2013.
Merci à Nadia Sarraï-Desseigne, Dominique Bérard et Dominique Desmons.
Photos de Tony Joe WHITE en 2011 au Plan à Ris Orangis: © Alain AJ-Blues

Cadeau, pour vous, lecteurs de PARIS-MOVE, deux vidéos de ce concert du 29 Septembre:

— “9 foot sack” – Tony Joe White – Maison Folie Beaulieu, Lomme, le 29/09/2013: ICI

— “Stockholm blues” – Tony Joe White – Maison Folie Beaulieu, Lomme, le 29/09/2013: ICI

Rest in Peace, Tony Joe.