Interview de René Trossman

Interview préparée et réalisée par Frankie Bluesy PFEIFFER

Il y en a qui assument leurs choix, et qui les commentent : René Trossman est de ceux-là. René, c’est un vrai Bluesman, un pur et dur, un de ceux qui disent ouvertement ce qu’ils ont à dire et qui ne donnent pas dans la langue de bois, que ce soit pour parler de leur musique ou de leur choix de vie, comme quitter les USA et redémarrer là où personne ne vous attend et n’est prédisposé à vous faire de cadeau, à vous, un américain : en Europe de l’Est.

BM : Comment as-tu vécu toutes ces années, immergé dans le Blues ?
RT :
Oh, mais cela prendrait des heures à tout te raconter…. ! (rires) Pour faire court, j’ai passé ces dix dernières années en Europe, loin de la scène de Chicago ; j’ai joué avec Lorenzo Thompson, Sharon Lewis, Ramblin’ Rex et Eb Davis, bien sûr.
Quand j’étais à Chicago, bien avant de débarquer en Europe, j’avais déjà joué avec Lorenzo Thompson et Sharon Lewis, tout comme Byther Smith, Iceman Robinson, Little Mac Simmons, Lurrie Bell, Willie Big Eyes Smith, et plein d’autres encore. J’ai aussi tourné avec Byther Smith, et il y a beaucoup de guitaristes qui auraient payé cher pour être à ma place, car jouer avec quelqu’un comme Byther Smith, c’est vraiment unique.

BM : Quels sont les moments les plus forts que tu gardes en mémoire de cette époque où tu jouais à Chicago ?
RT :
Beaucoup,….mais l’un des souvenirs les plus forts reste lié au Rosa Lounge, dans Chicago ouest. C’est là que Buddy Scott organisait ses Blue Mondays jam sessions. C’était tellement géant que tous ceux qui ont assisté à ces soirées s’en souviennent encore. Et il y en a, des légendes du Blues, avec qui j’ai jammé là-bas…!
Il y a aussi un autre lieu dont j’ai gardé un souvenir mémorable : c’était le Lee’s Unleaded Blues, qui était un bar exactement comme l’étaient les bars des années 50, avec cette tradition des blues comedians qui ouvraient pour les groupes de Blues. Tu ne peux pas imaginer… Pour un jeune blanc comme moi, c’était terrible ! (rires) Il y avait toujours une femme noire qui faisait des blagues et des jeux de mots salaces pendant que les groupes s’installaient, et je peux te dire que j’ai très vite appris à ne plus venir m’asseoir au premier rang ! Tu imagines ? Etre la risée de tout un bar ? (rires)

Et puis il y a aussi ce set où je me suis retrouvé sur scène avec Sam Lay à la batterie, Little Mac Simmons à l’harmonica, Willie Kent à la basse, et Buddy Scott à la guitare. C’était comme un rêve devenu réalité. Tu sais, Buddy Scott est la personne à qui je dois tout. Il a cru en moi à l’époque où je ne croyais même plus en moi. Il m’a secoué, rassuré et aidé, me montrant comment je devais jouer ce que je n’arrivais pas à jouer. Tu te rends compte qu’il a pris de son temps pour m’enseigner des trucs à lui ? Je regrette sincèrement qu’il n’ait pas la reconnaissance internationale qu’il mérite.

BM : Pourquoi avoir quitté les USA ? Et pourquoi es-tu venu t’installer en Europe de l’Est ?
RT :
J’ai quitté les States pour au moins cent raisons, et pas qu’une, tu sais. Je ne pouvais plus supporter cette politique, cette manière de vivre et de juger, cette culture aussi, et…cette mentalité des années 80. Tout m’était devenu insupportable, plus rien ne me correspondait. J’avais un besoin vital de changer d’air ! Cela peut te sembler étrange, mais la scène Blues à Chicago de ces années là fut aussi une raison qui m’incita à partir. Chicago est sans nul doute le meilleur endroit pour apprendre à jouer le Blues, aller voir des gars supers qui jouent sept nuits par semaine dans 25 clubs différents, mais c’est aussi un endroit très dur, car tu es toujours en compétition avec un autre guitariste, où que tu joues.

J’aurais pu aller m’installer en Angleterre, car il y a de bons musiciens de Blues là-bas, mais le pays ne m’attirait pas du tout. Je ne pense pas que ce soit un pays pour moi. Pourquoi Prague, alors ? Parce que je suis tombé amoureux de cette ville quand j’y suis allé en touriste, et je m’y suis senti bien, tellement bien que j’y ai trouvé l’âme sœur. Tu vois, dans la vie il y des endroits, comme des personnes d’ailleurs, que tu sens être là au moment où il faut. Et qui te font sentir bien. Pour moi, c’est ce qui s’est passé à Prague ; on m’a laissé m’installer ici, sans rien me demander, sans rien me dire de faire ou de ne pas faire, sans me juger. Les USA ne sont plus du tout le pays que j’ai aimé.

BM : Venir en Europe, n’était-ce pas aussi un retour à tes racines… ?
RT :
Oui,…peut être,… C’est vrai que mes parents se sont installés aux USA en 1951, mais moi je suis né en 1953, à Chicago. Et je suis heureux qu’ils aient choisi Chicago, la capitale du Blues ! Ceci dit, et j’en suis fier, tu peux écrire que tu as face à toi un américain qui s’est super bien adapté dans un pays communiste ! (rires) Ce n’est pas une ironie de l’histoire, ça ? Et pour couronner le tout, c’est ici que j’ai rencontré Klara, une femme adorable et qui partage ma vie maintenant.

BM : En arrivant ici qu’as-tu découvert comme univers musical… ?
RT :
En fait, en arrivant j’ai rencontré des orchestres de jazz, style Dixieland surtout, car le jazz était toléré comme musique. Et puis, dans ces pays de l’Est où une grande partie de la population a beaucoup souffert, le Blues s’est imposé naturellement. C’est le nouveau Delta, ici. Et c’est comme cela, qu’avec les années, j’ai pu trouver de bons musiciens qui ont tout quitté pour le Blues.

BM : Justement, qui sont les musiciens avec lesquels tu joues actuellement ?
RT :
Il y a tout d’abord Jan Korinek, surnommé Mr Blues, aux claviers. Avec Jan on se connaît depuis des années, depuis 1995 très exactement. C’est un de ceux qui s’est le premier plongé dans la musique Blues, ici, à Prague. Nous avons assuré pas mal de sets avec des musiciens américains ou européens de passage à Prague, comme Lorenzo Thompson.
Ensuite, il y a Martin Sulc, à la batterie. Martin, c’est un super batteur ; il a joué sur deux CD Jazz CDs of the New Year, avec un pianiste de jazz absolument génial, Naj Ponk. C’était le trio de jazz le plus connu en République Tchèque. Et le jour où le trio s’est séparé, et Martin est venu me voir.

Charlie (Charlie Slavik), c’est le chanteur du groupe, et un très bon joueur d’harmonica, qui joue dans le style traditionnel de Little Water mais qui sait aussi passer du Chicago Blues à du Rockabilly.
Et puis il y a Taras, notre bassiste (Taras Voloshchuk), un garçon super cool qui vient d’Ukraine. Taras a commencé par le classique, en jouant du violon dans un orchestre de chambre. Il a gagné de nombreux prix en tant que musicien classique, et tu me croiras ou pas, mais ce garçon là a plaqué la musique classique pour se consacrer au Blues et rejoindre mon band. C’est fou, non ? J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour Taras. Il a un style qui fait penser à celui de Eddie Cleanhead Vinson, vers la fin des années 40, et c’est le son de basse que j’adore et que je voulais avoir pour mon groupe. Avant de trouver Taras, j’étais tellement difficile sur le choix de mon bassiste que je pensais même faire tourner le groupe sans bassiste, tu imagines ?

BM : Depuis combien de temps cette formation tourne-t-elle ?
RT :
Depuis….deux ans environ, mais Charlie nous a rejoint il y a un an.

BM : Comment définis-tu le Blues que vous jouez ?
RT :
Excellente question, car elle va me permettre de préciser quelque chose de très important pour moi : nous jouons du Chicago Blues, années 50 à 70, et surtout, surtout, sans effets techniques, sans pédales, sans solo de dix minutes ou plus, et sans déformation du son !

BM : Tu préfères jouer sur scène plutôt qu’en studio ?
RT :
Sans discussion possible, je préfère jouer sur scène. C’est pour cela aussi que tous mes disques sont des enregistrements live car pour moi rien ne vaut la scène. Quand tu es avec de très bons musiciens, tu donnes le meilleur de toi-même, et souvent plus que le meilleur de toi-même. Pour moi, c’est sur scène que se dévoilent les vrais musiciens de Blues ; jouer sur scène c’est toujours se remettre en question et tout donner pour gagner le cœur du public, comme si les gens devant toi ne devaient écouter ta musique que le seul soir où ils sont là, devant toi !

BM : Tu es très proche de Eb Davis. C’est d’ailleurs toi qui joues de la guitare sur son album “I write the Checks”.
RT :
Oui. Eb est un chanteur super, un grand showman et un véritable ami. Il est pour moi un exemple, un gentleman du Blues. Comment je l’ai connu, Eb ? C’est tout bête. En arrivant ici, à Prague, où je ne connaissais personne dans le milieu musical, j’ai contacté tous ceux dont j’avais pu me procurer les coordonnées ou le nom des clubs où ils jouaient. J’ai donc écrit à Eb, en lui envoyant une cassette, et j’ai continué mon bout de chemin,….jusqu’au jour où il m’a écrit. Il est venu à Prague, a jammé avec moi, et voilà comment tout a commencé. Il m’a dit ensuite qu’il fallait qu’on enregistre un CD ensemble, ce que nous avons fait, en juillet 2001. Quand il y a le feeling, tout paraît si simple, presque évident. On prenait tellement de plaisir à jouer ensemble chaque fois que l’on se voyait que nous avons simplement décidé de graver cela sur un CD. Sur cet album ce n’est pas le line up actuel, mais il y avait déjà Jan, avec son groupe, Jan Korinek and Groove, et le mien, The Blues Generation. Et on a appelé l’ensemble The Next Generation Blues Band, pour faire simple. (rires)

BM : Tu as également enregistré un superbe album avec Lorenzo Thompson, Good Rockin’ Tonight…
RT :
Oui, c’est un enregistrement qui date de mai 2001, un concert exceptionnel ! Je connais Lorenzo depuis longtemps, tu sais, depuis le Rosa Lounge, à l’époque où lui et moi on jouait avec Buddy Scott. Quand tu écoutes ce disque, tu ressens toute l’énergie et toute la puissance de Lorenzo ; il est ce que j’appelle un killer, une vraie bête de scène. C’est pourquoi, comme je te le disais, je préfère à cent pour cent la scène au studio.

BM : Si tu ne devais garder qu’un seul album de Blues, lequel ce serait…. ?
RT :
Voilà une question à laquelle il est très difficile de répondre. Il y en a un, oui, qui est sans doute celui que j’ai écouté le plus, dont j’ai sans aucun doute beaucoup appris, et dont j’ai récupéré de nombreux exemplaires, c’est Play Your Guitar Mr Hooker, de Earl Hooker. Chaque titre est génial, et musicalement une pièce unique.

BM : De quoi es-tu le plus fier?
RT :
(sans hésiter) D’avoir quitté Chicago, et avoir tout recommencé à zéro.

BM : Un regret ?
RT :
N’avoir pas quitté les States dix ans plus tôt !
 

Frankie Bluesy Pfeiffer
Octobre 2006
BLUES MAGAZINE©
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René Trossman