Interview de Lonnie Brooks

Interview : Frankie Bluesy Pfeiffer
Photos : Lucky Sylvie Lesemne

Lonnie nous a reçu dans sa loge, en compagnie de Wayne, son fils cadet. Accueil amical, chaleureux, comme si nous venions de nous retrouver après quelques mois d’absence. Lonnie parle d’une voix posée, et ses yeux scintillent à chaque fois qu’il croise ceux de Wayne. L’harmonie est totale entre eux, le feeling exceptionnel. Wayne s’efface pendant le début de l’interview, laissant place à la légende du Blues :

Lonnie BrooksFBP : Lonnie, tu es chez Alligator depuis un grand nombre d’années maintenant.
LB :
Cela fait 30 ans.

FBP : C’est une grande complicité qui te lie à Bruce Iglauer ?
LB :
Oui, et même plus que ça, c’est une amitié, un respect mutuel,…et je pense que je ne serais plus à Alligator si Bruce n’y était plus.

FBP : Tu y as enregistré chez Alligator des albums formidables, dont « Bayou Lightning », qui a été vainqueur du Grand Prix Award. C’était en 79, c’est cela ?
LB :
Oui,…en fait je dois beaucoup à cet album, qui m’a permis de réaliser de nombreux concerts et d’imposer mon style de Blues. Et c’est grâce à Bruce que j’ai pu sortir cet album.

FBP : Depuis combien de temps joues-tu avec tes fils ?
LB :
(rires)… Depuis toujours. (rires)… Lui, Wayne, a commencé tout petit, en tapant sur des boîtes à chaussures, et ensuite il s’est mis à la batterie, puis à la guitare en me regardant jouer de la guitare. Tu vois, avant même de les avoir sur scène en live avec moi, je les avais en live à la maison, et depuis tout petits ! (rires)

FBP : Tu peux nous dire quelques mots des musiciens qui vont t’accompagner sur scène ce soir ?
LB :
J’ai un très bon batteur, Mike Rodbard, pour lequel j’ai beaucoup d’affection. Il tourne avec moi depuis presque 5 ans maintenant. Il colle parfaitement à mon style de Blues. Ce sera un grand monsieur de la batterie, tu verras. Et puis j’ai aussi Brian, qui est aux claviers, et Andre, à la basse. Ils sont excellents, eux aussi, et jouent parfaitement dans ma ligne de Blues.

FBP : Cela a été difficile pour toi de trouver des musiciens pouvant jouer sur ta musique et coller à ton style ?
LB :
Oui, oui,… Tu sais, il y a pas mal de musiciens qui ont essayé de jouer avec moi, mais il y avait toujours quelque chose qui ne collait pas, qui faisait que je ne me sentais pas en harmonie avec eux. Tu sais, mon style est très différent des autres.

FBP : Justement, comment pourrais-tu décrire, expliquer ton style, que l’on a surnommé « Voodoo Blues » ?
LB :
Mon style ce n’est en fait rien d’autre que le fruit de cinquante années passées à avoir joué du zydeco, du rock, du jazz, de la country, du swing, et du Blues. Tu sais, lorsque je vivais à Port Arthur, et qu’il fallait jouer pour gagner sa croûte, il fallait pouvoir jouer une nuit du zydeco, une autre du rock, et le soir suivant du jazz ou de la country. C’est là que j’ai appris à jouer tous les styles de guitare. Jouer tous les styles pour pouvoir manger chaque jour, ça c’est une vraie école de la guitare.

FBP : C’est aussi à Port Arthur que tu avais été découvert par Clifton Chenier.
LB :
C’est vrai. J’avais ma guitare depuis six mois à peine et nous vivions au deuxième étage. J’étais descendu de chez moi, je m’étais assis sur le porche de la maison pour jouer de la guitare, un peu à l’écart des autres, car j’étais un grand timide, moi, on ne dirait pas, non… ? (rires)….j’étais donc assis quand je vis passer une superbe voiture, une Cadillac. Je me suis dit « Woa, moi aussi je voudrais une belle voiture comme celle-là… », et je me suis remis à gratter ma guitare, persuadé que c’était en jouant toujours plus de guitare que je pourrais changer ma vie, et me payer une voiture comme celle-là. C’est à ce moment là que j’ai senti une présence derrière moi. C’était Clifton Chenier. Il me demanda « Qui t’a appris à jouer comme ça ? ». Je lui ai répondu que personne ne m’avait appris et que j’apprenais, tout seul, depuis six mois, en grattant dans mon coin. Il me proposa de venir jammer chez lui, et c’est comme cela que tout a débuté.

FBP : Comment cela se passait dans le Red Hot Louisiana Band de Clifton Chenier ?
LB :
Il y avait une ambiance très joyeuse, et nous prenions tous beaucoup de plaisir à jouer. Clifton Chenier savait mettre en avant ses musiciens et avait toujours un mot gentil pour chacun d’eux.

FBP : Tu es né en Louisiane, comme Buddy Guy. Quelle influence ont eu pour toi la musique cajun et le zydeco ?
LB :
Tu sais, on reste toujours très influencé par ce que l’on a entendu et joué étant enfant. Ces musiques sont toujours là, dans mon cœur, et là, dans le Blues que je joue. Elles y sont, mélangées à d’autres, que j’ai découvertes pendant toutes ces années passées à Chicago, ou au Texas. Dans les années 50 et 60 j’ai beaucoup tourné, avec Sam Cooke par exemple, avec lequel j’ai écrit plusieurs chansons, ou avec Jimmy Reed.

FBP : C’est avec lui que tu avais enregistré « Big Boss Man » ?
LB :
Oui,… Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est ça le Blues, des émotions que l’on n’oublie jamais.

FBP : Est-ce vrai qu’avant de jouer de la guitare tu jouais du banjo ?
LB :
Oui, mon grand-père jouait du banjo, et il m’a montré comment jouer, avec un doigt. Et c’est aussi cette manière de pincer la corde que j’ai gardée dans mon jeu de guitare, avec le doigt comme ça.

FBP : Pourquoi avoir délaissé le banjo ?
LB :
En fait c’est quand j’ai entendu mon oncle jouer de la guitare que je me suis dit : Voilà le son qui me plait. Et j’ai donc délaissé le banjo pour la guitare.

FBP : Et tu n’as jamais eu envie de rejouer du banjo… ?
LB :
(rires) Tu as bien deviné. J’ai acheté un banjo il y a quelques années, et j’ai déjà composé cinq morceaux au banjo. Je peux te dire que ce sera une grande surprise pour tous ceux qui me connaissent lorsqu’ils entendront certainement sur mon prochain CD plusieurs morceaux où je joue du banjo.

FBP : C’est un peu un retour aux racines, alors… ?
LB :
Oui, tout à fait. Les racines qui sont en chacun de nous sont très fortes, et un jour où l’autre on finit tous par y revenir. D’une manière ou d’une autre.

FBP : Quand es-tu venu en France pour la première fois ?
LB :
C’était en 1975, avec Willie Malbon. Mais depuis, j’ai eu le plaisir de revenir à de nombreuses occasions. J’aime venir en France. Le public français est très fan de Blues, et il est très connaisseur. Et c’est vraiment très bon pour un musicien de sentir que le public aime ce qu’il joue.

FBP : Que penses-tu du public français ?
LB :
C’est sans doute, pour moi, le meilleur public pour le Blues. La France est l’un des meilleurs endroits au monde pour jouer le Blues. (rires) 

FBP : Tu as rencontré et joué avec John Lee Hooker, une autre légende du Blues…
LB :
Oui, surtout dans les années 80. J’ai assuré à plusieurs reprises la première partie de ses concerts, et presque toujours, en fin de concert, nous jammions ensemble. C’était vraiment bien.

FBP : Tu aurais eu, une fois, un journaliste qui t’aurait demandé pourquoi tu n’écrivais pas tes propres morceaux plutôt que de jouer ceux d’un autre,…même si cet autre t’écrivait d’excellents morceaux ?
LB :
(rires de Lonnie et Wayne…) Oui, c’est exact. Car je signe tous mes titres Lee Baker, et Lee Baker c’est mon nom,… et c’est le nom qui figure sur tous mes documents officiels. Mais je pense encore que ce mec devait plaisanter…(rires)…ou alors il avait un peu trop bu….(rires)

Wayne intervient pour nous dire que c’est pour cela aussi qu’il a associé à son nom de scène son vrai nom de famille : Wayne Baker Brooks, pour contribuer aussi à cette reconnaissance de son père.
Et Lonnie de rajouter :
LB : D’ailleurs je signe désormais tous mes titres Lee Baker Brooks. Au moins ce sera plus clair…(rires)

FBP : Et Guitar Junior, pourquoi ne pas avoir gardé ce surnom ?
LB :
Dans les années 50 j’avais effectivement trouvé ce surnom,….que je trouvais pas mal, non ?…(rires)… mais en montant à Chicago, en 1959, j’ai découvert qu’un autre guitariste portait déjà ce surnom. C’était Luther Guitar Junior Johnson. Et comme les personnes commençaient un peu trop à nous confondre, j’ai préféré changer.

FBP : Comment en es-tu venu à choisir ce nom : Lonnie Brooks…. ?
LB :
Déjà, les producteurs voulaient que je choisisse un surnom qui soit comme un vrai nom. Tu vois, Guitar Junior n’est pas un vrai nom, mais un surnom. Et l’on te demande alors quel est ton vrai nom, alors que si tu as un nom de scène qui sonne comme un vrai nom, on ne te demande plus ton vrai nom….(rires). En fait, Brooks vient de la femme qui s’occupait de nous pendant que ma mère allait travailler. Elle s’appelait Bertha Brooks et s’occupait de nous comme si nous étions ses propres enfants. J’avais 4 ans à cette époque, et des années plus tard je m’étais toujours promis de faire quelque chose pour elle. Voilà pourquoi j’ai repris son nom : Brooks. Et Lennie,….parce qu’en Louisiane on m’appelait « Little Lee », qui se transforma en « Lee Lee », puis Lenny. Quand j’étais enfant je détestais Lenny car à l’école tous les autres enfants se moquaient de moi et de ce nom, Lenny. Mais bon, avec l’âge, et parce qu’il fallait bien me trouver un prénom, j’ai repris Lennie. (rires…)

FBP : Tu continues encore à jouer avec ton ami Buddy Guy ?
LB :
Oui, oui….tu sais, Buddy Guy a son Club, à Chicago, et il m’invite au moins deux fois par an à venir jouer chez lui. J’aime beaucoup jouer chez lui, et puis chez lui c’est vraiment un Club où l’on aime écouter le Blues.

FBP : Tu aimes jouer avec Buddy Guy. Pourquoi ?
LB :
C’est une question de feeling. Buddy Guy sait parfaitement comment jouer avec moi, dans mon style. C’est comme avec mes fils.

FBP : Tu sais que John Lee Hooker a enregistré un superbe album, « Mr Lucky », avec de nombreux musiciens en guest stars, comme Carlos Santana, Albert Collins, Ry Cooder, John Hammond, et Johnnie Johnson. On m’a dit que tu serais tenté par cette expérience. Est-ce vrai ?
LB :
J’aimerais vraiment le faire. Vraiment. Faire un album avec tous les musiciens que j’aime beaucoup,…. J’aimerais y convier Eric Clapton, Buddy Guy, tous,….tous.

FBP : Tu aurais rencontré Eric Clapton avant de venir en France, c’est exact ?
LB :
Oui. (rires) C’est exact. (rires) Je l’ai vu il y a deux jours, avant de m’envoler pour la France. Au début il ne m’a pas reconnu, demandant « Mais qui est ce mec sous ce chapeau ? », et quand on lui a dit que c’est Lonnie Brooks, il est venu vers moi et m’a invité à jouer avec lui. C’est un homme vraiment charmant, très agréable, et un guitariste extraordinaire. J’ai joué avec lui et le lendemain je m’envolais pour la France. C’est aussi simple que cela…(rires)

FBP : Et pourquoi pas un jour un album avec Eric Clapton ?
LB :
Mais tu sais que dans l’avion j’y ai pensé, en espérant qu’un jour, oui, on puisse faire un truc ensemble.

FBP : Tu préfères être en studio, sur scène ou jouer dans un Club ?
LB :
(rires) Tout….car….mais en fait, partout où je joue c’est du live, même en studio, donc je joue toujours en live…(rires)

FBP : Tu parlais à l’instant de Eric Clapton. Tu sais que son album « Unplugged » a connu un succès phénoménal. As-tu songé à réaliser un jour un album unplugged, en acoustique ?
LB :
J’aimerais aussi vraiment pouvoir en faire un. C’est aussi quelque chose qui me tient à cœur, un album cent pour cent acoustique, avec moi et mes fils aux guitares. C’est un rêve, mais tu sais comme moi que dans le Blues les rêves deviennent réalité… ! (rires) Et puis, tu sais, chez moi, quand je compose, c’est toujours en acoustique, alors faire un album de Blues acoustique ce serait tout simplement enregistrer ce que je fais chez moi… ! (rires) Une très grande partie de ce que je compose et écris, je le fais en live acoustique. Et souvent avec mes fils. Ce n’est pas parce que l’on joue du Blues électrique que l’on compose à la guitare électrique.

Wayne se penche vers nous et nous glisse :
WBB : Faire un album acoustique avec mon père sera sans doute la meilleure idée que je rapporterai de France. Et l’album qui fera le plus plaisir à Dad. Merci, man.

Les yeux de Lonnie et de Wayne pétillent. C’est fou comme ils se comprennent et comme tout leur semble facile, simple, évident.

FBP : Alors pourquoi ne jouez-vous jamais en acoustique, pendant vos concerts ?
LB :
Parce que personne avant toi ne nous l’avait demandé… ! (rires) C’est vrai, pourquoi… ? Sincèrement je ne sais pas,…. Pourquoi pas au prochain concert.

FBP : Sur quelles guitares préfères-tu jouer ?
LB :
Gibson, bien entendu, mais j’aime aussi beaucoup jouer sur Fender. J’ai commencé à jouer sur une Fender il y a plusieurs années, parce que l’on m’avait volé ma Gibson avant un concert, et que je n’avais qu’une Fender à ma disposition. Et je trouvais toujours plus difficile de jouer du Blues sur une Fendre que sur une Gibson. Mais ce jour-là je n’avais plus le choix. Alors j’ai pris la Fender et j’ai joué. Et, tu sais, j’ai beaucoup aimé les sensations éprouvées lors de ce concert et depuis, j’ai toujours deux guitares avec moi, une Gibson et une Fender.

FBP : Lonnie, si tu devais faire un bilan de ta carrière, de ta vie, quelle serait pour toi ta plus belle réussite ? Ce dont tu serais le plus fier ?
LB :
(sans même prendre une demi seconde de réflexion, Lonnie regarde Wayne dans les yeux et nous répond) Mes fils. Oui, mes fils. Je sais que eux aussi sont fiers de leur père, mais moi je suis très fier d’eux. J’ai la chance incroyable d’avoir des enfants qui partagent ma vie, ma musique, et c’est le plus beau cadeau que la vie me fait, chaque jour qui passe.

FBP : Tu envisages d’arrêter un jour ?
WBB :
Jamais….Jamais… (nous répond Wayne tandis que son père fait non de la tête, en riant aux éclats)
LB : Et surtout pas aujourd’hui…. ! Tu sais que c’est une journée très spéciale pour Wayne aujourd’hui….?

FBP : En effet. Wayne, que représente cette journée pour toi ? Venir jouer aujourd’hui au Bay Car Blues Festival, avec ton père, et le jour même de ton anniversaire… ?
WBB :
C’est vrai que c’est une journée très spéciale pour moi, car c’est aussi mon premier concert en France, et être sur scène avec mon père le jour de mon anniversaire, c’est quelque chose d’unique, de merveilleux.

FBP : Dis-nous ce que tu ressens chaque fois que tu joues sur scène avec ton père.
WBB :
C’est….c’est vraiment un sentiment très spécial. Il n’y a pas de mot juste pour expliquer ce que je ressens quand je joue avec Dad. Comment te dire…c’est comme si nous étions toujours l’un dans l’autre. Nous sommes en harmonie complète. Nous n’avons pas à nous parler, juste nous regarder et tout se passe parfaitement bien. J’ai énormément de respect et d’amour pour mon père, qui est une vraie légende du Blues, et que je vénère aussi comme une légende du Blues. J’en suis très fier. Mais c’est surtout et d’abord Dad, mon père. Parce qu’il n’a jamais oublié d’être toujours un père.

FBP : Que représente pour toi ce Voodoo Blues qu’a créé ton père, Lonnie Brooks ?
WBB :
En fait, sa musique est en moi, même si je suis né à Chicago, et non pas en Louisiane, comme lui. Le Voodoo Blues est sa création, c’est la musique qui vient de son cœur. Moi, à Chicago, j’ai été influencé par d’autres musiques, et je les ai assimilées pour apporter ma touche personnelle à ce Voodoo Blues que mon père m’invite à jouer avec lui. Tu vois, le Blues c’est comme un diamant qui a de nombreuses facettes, et mon père en a façonné plusieurs facettes. Moi je vais en façonner aussi.
LB : Je suis fier de mon fils, très fier…. ! nous glisse Lonnie en le montrant du doigt pour la photo.

Lucky Sylvie Lesemne
Frankie Bluesy Pfeiffer
Avril 2005
BLUES MAGAZINE©
http://www.bluesmagazine.net

Lonnie Brooks