Interview de la chanteuse coréenne de jazz Youn Sun Nah

Interview préparée et réalisée par Frankie Bluesy Pfeiffer (Paris-Move & Blues Magazine) & Nathalie ‘Nat’ Harrap (Blues Matters – UK)
Photos: DR & Frankie Bluesy Pfeiffer (photos N/B)
 
Sud-coréenne née à Séoul en 1969, fille d’un père chef de chœur et d’une mère cantatrice, Youn Sun Nah aurait commencé sa carrière musicale avec le Korean Symphony Orchestra à 23 ans, sans jamais avoir étudié le chant, dit-on. Réalité ou partie de cette légende qui entoure cette chanteuse charismatique aux grands yeux magnifiques, au sourire incandescent, et pour laquelle des fans font des milliers de kilomètres pour l’écouter en concert, c’est ce que nous sommes allés découvrir en allant nous entretenir avec la belle Youn Sun Nah, la veille de son concert au Sunside.
 
 
PM: Pourquoi n’as-tu pas, comme certains artistes asiatiques l’ont déjà fait, occidentalisé ton prénom, ou ton nom?
YSN: (sourire) En fait, je n’y ai jamais pensé. Je suis venue très tard à la musique, et quand je suis arrivée en France, ce n’était pas en tant qu’artiste, mais comme étudiante en musique. Et en plus, à cette époque là, je n’imaginais absolument pas que je pourrais devenir un jour une chanteuse professionnelle. C’est pour cela que je n’ai jamais songé à occidentaliser mon prénom…(sourire)

PM: Mais avant que tu ne viennes en France, tu avais déjà commencé à chanter, avec le Korean Symphony Orchestra notamment. Comment c’est arrivé?

YSN: C’est un peu grâce à mon père, qui est chef de chœur national, car déjà toute petite, j’assistais à ses concerts. En fait, c’est en 1989 que tout a commencé: j’ai participé à un concours de chanson française et j’y ai gagné le premier prix.
 
PM: Qu’avais-tu chanté?
YSN: Une chanson de Nicole Rieu. D’ailleurs lorsque j’en parle c’est très bizarre parce qu’ici, en France, très peu de personnes semblent la connaître. En tout cas, c’est comme ça que j’ai commencé à chanter, et puis un jour un des assistants de mon père lui a proposé que je chante avec eux, avec le Korean Symphony Orchestra, mais mon père, lui, n’était pas d’accord parce qu’il ne m’avait jamais entendue chanter, et il craignait pour sa réputation en me faisant chanter. Mais plusieurs personnes lui ont expliqué que j’avais gagné un concours de chanson française et il s’est laissé persuader (sourire). J’ai donc passé une audition, et apparemment c’était correct, puisque j’ai pu chanter avec l’orchestre (rire).
 
PM: Et qu’as-tu chanté avec cet orchestre prestigieux?
YSN: C’était du gospel arrangé pour être joué par un orchestre coréen, et chanté en coréen.
 
PM: Et trois ans plus tard, tu montes à Paris. Pourquoi?
YSN: En fait, pour moi, être chanteuse professionnelle était quelque chose d’impensable, d’inenvisageable, tellement je croyais ne jamais pouvoir y arriver. C’est pourquoi, après mes études, j’ai commencé à travailler pour une société de publicité et puis 8 mois plus tard, comme tout ça ne me plaisait pas vraiment, j’ai tout arrêté. Je ne me sentais pas bien, comme quelqu’un qui cherche sa route et j’ai commencé à rester chez moi, à attendre je ne sais quoi. Et puis un jour un ami musicien m’a appelé, en me disant «Youn, tu ne dois pas rester ainsi à la maison à tourner en rond. Il y a des auditions pour une comédie musicale, alors vas-y!». J’y suis allée, persuadée toutefois que ça ne marcherait pas, parce que je ne suis pas une actrice, déjà,… et en fait, après l’audition,… (silence). Tu sais, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi on m’a donné le premier rôle (silence). J’ai donc fait cette comédie musicale, et puis deux autres après ça. Mais j’avais toujours en moi cette très forte envie d’étudier le chant et j’ai demandé conseil à mon ami musicien. Il m’a dit qu’a son avis j’étais déjà un peu trop vieille pour faire du classique et qu’il fallait donc que j’aille vers le jazz (rire). Je lui ai demandé ce que c’était, le jazz, parce que je n’avais pas d’idée sur ce qu’était le jazz, et il m’a expliqué ça. Et puis comme je voulais aussi étudier la chanson française, parce que la chanson française me plaisait beaucoup, et comme on m’avait dit que la meilleure école de jazz était en France, alors je suis partie,… et c’est comme ça que je suis arrivée à Paris (rire).
 
PM: Qu’est-ce qui t’attirait, dans la chanson française?
YSN: En fait, c’était vraiment bizarre, parce qu’au début je ne comprenais absolument pas les paroles mais j’écoutais avec beaucoup de plaisir Barbara, Jacques Brel et Léo Ferré. Dans leurs chansons il y avait une sonorité et une musicalité complètement différentes de la pop musique américaine, et c’est cette musicalité qui m’a donné envie de comprendre ce qu’ils chantaient, et ce qu’ils voulaient exprimer et dire au travers de leurs chansons.
 
PM: Parce que tu avais ressenti que dans de nombreuses chansons de Barbara ou Léo Ferré, par exemple, les paroles sont tout aussi importantes, voire plus importantes que la musique?
YSN: Oui, tout à fait, et c’est pour ça que quand je suis arrivée en France, avec des copines françaises, on a tout de suite formé un groupe et on est allées chanter de bar en bar. Pour moi, la chanson française est très spéciale, parce qu’il faut comprendre ce qui est chanté. Ce n’est pas comme la bossa nova, par exemple, parce que même si c’est chanté en portugais, tout le monde peut la chanter. Par contre, la chanson française, si tu ne comprends pas ce que tu chantes, tu ne la chanteras pas bien, parce que tu ne la ressens pas comme tu le devrais. Les mots, les sons des mots sont importants et pour bien les chanter il faut les ressentir en soi.
 
PM: C’est pour cela que tu chantes encore en français?
YSN: Oui, je continue à chanter quelques chansons en français mais je ne chante pas tout en français.
 
PM: Pourquoi ?
YSN: Parce que…(silence) Parce que je ne suis pas une ‘chanteuse française’.
 
PM: Tu chantes également en d’autres langues, en hébreu, en portugais…
YSN: Oui, mais je ne parle pas toutes ces langues. En fait la chanson en hébreu a été écrite par un bassiste d’origine israélienne, et je l’ai apprise phonétiquement (sourire).
 
PM: Pendant que tu étais en France tu as toujours continué ta carrière en Corée. Tu n’as jamais songé laisser tomber ta carrière en Corée pour te consacrer à la France?
YSN: Non. D’ailleurs, en Corée, il y a beaucoup de musiciens de jazz qui ont fait leurs études aux Etats-Unis et à la sortie de mon premier album, qui a été distribué uniquement en Corée, personne ne pouvait imaginer que j’avais fait mes études de jazz ailleurs qu’aux USA. Et quand j’ai expliqué que j’avais fait mes études de jazz à Paris, les gens ont trouvé ça vraiment bizarre, me demandant toujours « Mais qu’est-ce qu’il y a comme jazz à Paris ? » (rire). Et d’un autre côté c’était très bien parce qu’ainsi les Coréens étaient très curieux de ce que j’avais pu faire à Paris. Et aussi il faut que je vous dise que comme je suis retournée en Corée accompagnée par des musiciens français, c’était génial parce comme ça j’ai pu présenter pendant un mois, dans mon programme de radio, beaucoup de musiciens français, et c’est comme ça que les gens ont commencé à comprendre ce qui se passait en France. Cela m’a également aidé à travailler avec des musiciens coréens.
 
PM: Et c’est comme ça que tu as obtenu en 2003 le prix de la meilleure artiste jazz en Corée. Question piège, Youn, sais-tu combien de prix tu as obtenus?
YSN: Combien…? (rire) J’en ai eu quatre en Corée, et puis d’autres, en France…(rire)
 
PM: Qu’est-ce que représentent pour toi ces récompenses?
YSN: En fait ce sont pour moi des cadeaux que je n’aurais jamais imaginés avoir. Il y a tellement de supers musiciens qui sont présentés chaque année à ces prix que pour moi c’était impossible, inimaginable d’en obtenir un. Avoir un prix, c’est comme un rêve qui se réalise.
 
PM: Ne penses-tu pas que tu sous-estimes ton talent? Ou bien es-tu volontairement aussi discrète que ça?
YSN: En fait, je crois que c’est quelque chose de particulier aux asiatiques. On se doit de rester modeste, et puis je ne m’imagine pas du tout dire ou prétendre que je veux faire une carrière comme Edith Piaf. Mon objectif, c’est de continuer à chanter, en m’améliorant et en faisant du mieux que je peux. Tu sais, j’ai commencé très tard dans la musique et je veux vraiment essayer de faire de mon mieux, et puis aussi essayer tous les styles de musique, ça aussi c’est quelque chose que je veux faire.
PM: Quels autres styles de musique aimerais-tu chanter?
YSN: Tu ne le sais peut être pas, mais en Corée je fais de la pop influencée par le jazz. J’aime essayer de nouvelles choses. Et puis j’ai besoin d’être avec d’autres musiciens. Je peux chanter en solo, oui, mais j’ai besoin d’avoir des musiciens autour de moi. En fait, dans ma musique, il n’y a pas que moi, car j’ai besoin des autres,… et s’ils n’avaient pas été là, tu sais, jamais je n’aurais gagné tous ces prix.
 
PM: Mais ce que tu nous dis à nouveau, n’est-ce pas une manière de fuir le vedettariat? Et pourquoi?
YSN: Dans tout ce que j’ai fait, il n’y a jamais eu que moi. Il y a toujours eu des musiciens avec moi, et je ne m’imagine pas pouvoir réussir quelque chose sans eux. C’est peut-être aussi parce que j’ai commencé tard dans la musique et que je ne vois pas les choses de la même manière que ceux qui ont commencé beaucoup plus tôt que moi.
 
PM: Certains ont comparé ta voix à Kate Bush, ou à Björk. Comment ressens-tu ces comparaisons?
YSN: Sincèrement? Mais c’est génial, c’est un honneur pour moi. C’est un grand honneur d’être comparée à des voix aussi célèbres.
 
PM: Et toi, tu te sens la plus proche de qui?
YSN: (silence) Je ne sais pas…. Je laisse ça aux autres (rire).
 
PM: N’es-tu pas attirée vers le rock, le pop?
YSN: En fait, l’album précédent que j’ai sorti en Corée était plus pop mais j’avais envie de le faire jouer par des musiciens de jazz pour faire des mélanges. D’ailleurs les musiciens de jazz avec qui j’étais ne connaissaient pas du tout la pop et ce fut pour nous tous une aventure très intéressante.
 
PM: C’est un album qui n’a pas vraiment marché en Europe, exact?
YSN : Oui, c’est vrai, mais je ne comprends pas pourquoi…

PM: C’était peut-être à cause de ton image, parce que tu es classée jazz, et que tes fans de jazz n’ont sans doute pas aimé ce mélange des genres. Le Français fan de jazz est peut être beaucoup plus conservateur que tu ne le penses…

YSN: C’est vrai que quelques amis français m’ont déconseillée de faire ça, c’est vrai,…ce mélange des genres. Peut être que les Français ont besoin de mettre les musiciens dans des catégories, mettre des étiquettes. Je ne sais pas…
 
PM: Est-ce que tu sens une différence entre les publics des différents pays? Quelles différences y a-t-il, par exemple, entre ton public coréen et ton public français?
YSN: Tu sais, en jazz, le public le plus fou du monde, c’est le public coréen (rire). En Corée, il y a un truc complètement fou, c’est les gens qui non seulement applaudissent pendant que tu joues, mais qui crient. Oui, ils crient (rire). L’année dernière, par exemple, il y a eu un concert avec plein d’artistes européens et le public coréen criait, et les musiciens, eux, ils n’avaient jamais vu ça…(rire) Mais ils ont adoré, parce que le public hurlait de plaisir et il était très, très, démonstratif et je pense que c’est super pour un musicien de voir, et de sentir ça. Et le plus fou, tu sais, c’est qu’en plus, le public chantait avec eux, car il connaissait les chansons par cœur (sourire).
 
PM: Et toi, tu préfères chanter en Corée ou en France?
YSN: (sourire) Je n’ai pas de préférence. Tu sais, j’ai beaucoup de chance de pouvoir chanter devant différents publics, et qu’ils soient bruyants ou moins bruyants, je sens toujours la même réaction, le même feeling entre eux et moi. Et ce qui me touche plus que tout, ce sont ces fans qui viennent me voir partout où je chante, qui font des centaines, des milliers de kilomètres pour m’écouter chanter, et ça, cela me touche beaucoup.
 
PM: Question d’actualité par rapport à ce qui se passe, ici en France, avec cette loi qui doit sanctionner le téléchargement illégal… Que penses-tu ce cela?
YSN: Je ne sais pas si les français le savent, car je ne l’ai pas lu dans vos journaux, mais en ce moment, en Corée, la police fait la chasse aux personnes qui mettent des albums sur leurs blogs, et quand ces personnes sont prises, elles doivent payer de très fortes amendes. Mais moi, je trouve que c’est dommage, car à mon avis ce n’est pas l’argent qui va résoudre tout ça. Pour moi, il faudrait repenser de manière plus large à cette question du téléchargement, comprendre pourquoi les gens téléchargent, et ce qu’ils téléchargent. Ce n’est pas avec la police et de fortes amendes que tu vas résoudre une question comme celle-là. Quand tu arrives à une solution comme celle-là c’est que la réflexion n’a pas été menée comme il faut, et jusqu’au bout. Pour moi, je pense que tout ça n’est pas pénalisant, et ça m’est égal si les gens téléchargent mes albums parce que je pense que si quelqu’un qui aime ce que je fais, il ira finalement acheter mes albums. Un album représente tellement de choses quand il est bien fait, et puis peut être que grâce au téléchargement il y a encore plus de personnes qui viennent me voir en concert,… et puis après le concert je peux leur dédicacer mon album…(sourire).
 
PM: Tu nous disais tout à l’heure que ton père, au tout début, n’avait pas souhaité que tu montes sur scène. Comment réagit-il, maintenant? Toujours aussi craintif?
YSN: (rires) Non, non, maintenant il est très, très, fier. Il pense que je me débrouille bien, mais il a, comme moi encore, beaucoup de mal à imaginer que sa petite fille puisse avoir du succès.

PM: Cette réussite a tout de même changé quelque chose en toi… Elle t’a rendue plus sûre de toi, exact?

YSN: (rire) Oui, oui, oui…! (rire) Absolument! Je suis beaucoup moins timide, maintenant. C’est peut être aussi ton côté ‘français’ que j’ai adopté (rire).