Interview de Ellinoa

Ellinoa

Interview de Ellinoa
Interview préparée et réalisée par Thierry Docmac (Bayou Blue News – Bayou Blue Radio – Paris-Move)

Si vous écoutez Bayou Blue Radio, vous avez déjà entendu la voix de Ellinoa sur son album Wanderlust Orchestra (2018) que j’avais chroniqué pour Paris-Move et dont vous pouvez retrouver la chronique ICI
En ce moment vous pouvez l’entendre sur Bayou Blue Radio sur les albums du collectif LOWN dont vous pouvez également retrouver la chronique sur Paris-Move, ICI, ainsi que sur l’album Attraction du saxophoniste Sébastien Jarrousse et dont vous trouverez la chronique sur Paris-Move, ICI

Et cela n’est certainement pas un hasard, car à une époque où le petit monde du jazz parisien préfère mettre en avant des chanteuses fades et sans intérêt qui, dans bien des cas, tentent de “jazzifier”  leurs voix classiques, Ellinoa apparaît comme une artiste hors du commun, se servant de ses multiples connaissance culturelles pour les balancer dans un univers qui lui est propre, pour aussi l’adapter sur des projets d’autres artistes avec un talent unique et indiscutable.
Alors nous allons tout simplement, en quelques questions, essayer de vous emmener dans le petit monde de Ellinoa, redoutablement passionnant!

Thierry: Au tout début, il y a eu la musique au conservatoire d’Étampes, à 5 ans, en région parisienne, puis Sciences Po, puis retour à la musique. Si tu pouvais avoir l’amabilité de nous mener sur le chemin de cette longue période et des choix qui t’ont guidée plutôt ver le chant et la musique?

Ellinoa: Il est clair que la musique a fait partie de ma vie dès le départ, mais au même titre que d’autres formes créatives, comme le dessin ou l’écriture. Pour moi, le langage musical était un outil comme un autre pour inventer des histoires ou des univers. Le projet d’y consacrer ma vie n’était pas assez défini pour m’y jeter dès la fin du lycée. Et puis cette personnalité créative et assez déconnectée de la réalité, qui m’a d’ailleurs amenée à créer le personnage d’Ellinoa, avait besoin, je pense, de s’ancrer davantage dans la réalité, avant de pouvoir pleinement s’assumer. Je pense que mes parents l’ont compris lorsqu’ils m’ont fortement encouragée à choisir la voie des hautes études. Quand j’ai fait plus tard mon virage pour me consacrer exclusivement à la musique, j’étais, les premiers temps, assez complexée par “le retard de carrière” que tout cela m’avait fait prendre. Mais aujourd’hui je suis au contraire vraiment contente d’avoir eu ce parcours qui m’a en définitive permis par la suite de prendre des raccourcis, ayant plus de maturité face à certains choix, ou de compétences dépassant le champ purement musical. Mon parcours fait partie de moi!

Thierry: Un premier album, Old Fire, bien accueilli par la critique, puis le fameux Wanderlust Orchestra, et en 2020 un troisième album qui n’était pas parvenu jusqu’à nous The Balad of Ophelia, autant de projets qui montrent ton évolution artistique, mais ce que j’aimerais savoir est l’angle sous lequel tu travailles ta voix sur ces projets, car à chaque fois il me semble que tu es assez proche d’un travail d’acteur, ou la voix semble épouser un nouveau personnage. Peux-tu nous livrer quelques-uns de tes secrets sur le sujet?

Ellinoa: En effet, il y a dans ces trois albums une évolution. Le premier était à la fois un départ et une fin, dans le sens où j’y ai mis des morceaux écrits pendant l’adolescence ainsi que des choses de cette période de “reconversion”, mais comme je l’expliquais, jusque-là j’avais toujours mis davantage l’accent sur la composition et la forme que sur mon rôle de chanteuse, que j’avais moins pensé en tant que tel. Avec le second album, acte de naissance du Wanderlust Orchestra, j’ai poussé ce travail de composition et d’arrangement plus loin, et mon rôle s’est transformé en celui d’instrumentiste de la voix, au service de l’ensemble autant que n’importe quel autre instrument de l’orchestre. C’est seulement avec The Ballad of Ophelia que j’ai l’impression d’aborder ce travail dont vous parlez, de la chanteuse-conteuse, qui incarne un personnage, ses doutes, sa sensibilité, son histoire. Je dirais qu’un des “secrets”, c’est de mettre beaucoup de soi-même dans ses textes, pour en alimenter la pertinence et la charge dramatique…

Thierry: Et puis il y a aussi le choix de toutes tes collaborations, que ce soit avec Claire Vaillant en 2013 sur le projet autour de Pat Metheny, l’album de Shades (groupe vocal), celui de Fred Perreard “Romantic Sketches”, celui de LOWN, et également l’album de Fred Jarrousse “Attraction”. Autant d’artistes que nous avons diffusés ou que nous diffusons sur Bayou Blue Radio, tous très différents les uns des autres. Comment se sont fait ces choix pour toi?

Ellinoa: Effectivement, il y a eu ce tout premier disque avec Claire Vaillant et une superbe équipe, qui malheureusement n’a pas eu la postérité qu’on lui aurait souhaitée! Je venais à peine de faire mon virage vers la musique à plein temps, c’était une expérience à la fois intimidante et passionnante, qui plus est pour rendre hommage au musicien qui m’a le plus marquée!
Ensuite, je dirais qu’il y a deux types de collaborations: celles sur lesquelles je suis invitée à chanter un titre ou deux, comme c’est le cas pour l’album de Fred Perreard ou celui de LOWN, par exemple, où il s’agit à la fois de se mettre au service de ce qu’entend le leader, mais aussi d’y mettre sa personnalité de chanteuse car c’est ce que ce dernier attend. C’est un exercice délicat, car ça n’est pas notre musique, tous les musiciens ne pensent pas la voix de la même façon, et puis l’expérience va très vite: il faut rentrer dedans en souvent 1 heure ou 2 de studio seulement, sans répétition préalable. Enfin, il y a les projets sur la durée, comme l’album de SHADES, groupe dont je fais réellement partie, et avec lequel on a fait plus de 30 concerts, ou les deux disques de Seb Jarrousse auxquels j’ai participé – même s’ils n’ont pas beaucoup joué live, la collaboration s’est faite sur un temps long.
Mais sur la quinzaine d’albums dont je fais partie (* discographie complète présentée ici), il est vrai qu’il n’y en a pas deux qui se ressemblent, en terme de style! C’est drôle, parce qu’au contraire je dis souvent à mes élèves au CMDL qu’il peut être contreproductif de tenter de savoir tout faire, et qu’il vaut mieux cultiver sa spécificité, son “son”, sa personnalité, la chose qui fait qu’on sera reconnaissable entre mille, et donc intéressant pour un auditeur ou un autre musicien qui pourrait nous appeler, et cela quitte à refuser les projets qui ne nous ressemblent pas… alors que je fais moi-même des choses très différentes (jazz traditionnel comme avec SHADES, jazz contemporain comme Rituels de l’ONJ, jazz-pop indé comme avec OPHELIA, jazz funk-électro comme le New Frequency de Sebastien Jarrousse, jazz-rock-world comme avec Theorem of Joy, et j’en passe…). Mais le plus grand défi est je pense de tenter d’être vraiment soi-même à travers tout ce que l’on fait, sans essayer de rentrer dans la moulinette d’un style ou de se plier à une attente. Et si on sent qu’on n’y arrive pas, qu’on n’est pas à sa place, il est souvent sage et sain de savoir s’éclipser – ça m’est arrivé aussi. Essayer de développer sa singularité dans cette transversalité – il faut un certain temps pour cela.

Thierry: Quel regard portes-tu sur tes deux premiers albums? Sont-ils, comme pour certains artistes, des objets que tu laisses derrière toi sans plus les écouter? Ou, au contraire, des moteurs pour tes créations futures et sur lesquels tu reviens de temps à autre?

Ellinoa: Un peu entre les deux! Il m’arrive, rarement certes, de les réécouter. En général je suis partagée entre me dire que ça n’était pas si mal, et en entendre tous les défauts! D’autant que dans ma tête, même si c’est The Ballad of Ophelia qui constitue mon “actualité” (si tant est qu’on puisse parler de ça avec la paralysie totale du secteur et 13 concerts annulés pour le groupe…), en réalité c’était il y a deux ans que cette musique m’accompagnait au plus près, lorsqu’on a commencé à la répéter puis à la jouer sur scène, puis à l’enregistrer, et qu’aujourd’hui je suis déjà en train de penser à la suite, aux prochains projets, aux prochaines explorations. Ca peut sembler étrange de se détacher de ses productions précédentes, mais c’est au cœur du cheminement d’artiste: se remettre en question tout le temps, aller chercher ailleurs, ne jamais se contenter de ce qu’on a fait. En ce qui me concerne, il y a un aspect un peu cyclique. S’enchaînent les phases où j’ai envie de projets XXL, grands orchestres, son foisonnant, et d’autres où je suis attirée par les petites formules intimistes, comme OPHELIA ou mon projet Björk Acoustik, qui déstabilisent et mettent à nu. Je m’équilibre dans ce va et vient!

Thierry: La composition est au cœur de tes créations, il y a un style très défini de ce qu’est Ellinoa, et pour schématiser: une base classique à laquelle vient s’ajouter et s’emmêler des teintes de jazz, ou de musique pop, et une forme presque “cinématique”. C’est une constante au moins depuis Wanderlust Orchestra, mais j’ai comme l’impression que les mélanges vont bien plus loin, collent à la littérature ou au mouvement… Qu’est-ce qui nourrit réellement ton art?

Ellinoa: Il y a peu, un ami a dit à propos de ma musique qu’il trouvait que ce sont des projets qui “invitent à s’imaginer dans un espace nouveau”. J’ai trouvé qu’il avait visé juste sur mon intention. La base de tout, j’en parlais tout à l’heure, c’est cette envie, ce besoin enfantin d’inventer des mondes et des histoires. C’est pourquoi il me semble que les formes et les développements de mes morceaux sont toujours un élément important. Ca peut être vu comme une qualité ou un défaut, mais il y a quelque chose de l’ordre de prendre les auditeurs par la main et les emmener quelque part. En ça, l’aspect cinématique, voire cinétique, est vraiment important pour moi. Après, il y a parfois des références littéraires, visuelles ou poétiques plus concrètes dans ma musique, comme Neil Gaiman (Old Fire), le personnage shakespearien d’Ophelia, ou bien, pour Ville Totale, l’œuvre d’Alain Damasio ou celle de Miyazaki, entre autres choses. La création ne vient pas de nulle part, et est toujours alimentée par tout ce dans quoi on baigne.

Thierry: Bientôt nous allons te retrouver aussi sur le nouvel album du groupe Les Celestins, de notre ami l’accordéoniste Maxime Perrin. Comment s’est passé cette collaboration, et comment as tu abordé ton travail avec ce groupe?

Ellinoa: Ca s’est fait très simplement! Je n’avais jamais rencontré Maxime, même si je connaissais déjà un peu son univers. Nous avons échangé par téléphone et il m’a envoyé la musique. Il n’y a pas eu de répétition, car il souhaitait garder de la fraîcheur pour les prises. Pour respecter cette volonté, j’ai déchiffré ses partitions à l’avance, mais sans spécialement “travailler” dans un sens ou l’autre. Ca s’est fait naturellement, sur place, avec lui et son équipe très sympa qui m’a tout de suite mise à l’aise. J’ai hâte d’entendre le résultat.

Thierry: Sur ton site web j’ai pu lire “Fin 2020, composition Ville Totale pour le Wanderlust Orchestra, premier programme de jazz orchestral en 3D Sonore”. Peux-tu nous parler de ce projet?

Ellinoa: Avec plaisir! Ville Totale, c’est un projet qui tente justement de réconcilier tout ce que j’ai appris ces dernières années en tant que musicienne. Musicalement, les influences sont à la fois plus contemporaines (coucou mon travail avec l’ONJ!) et plus pop (coucou Ophelia!) que le précédent programme du Wanderlust, celui qui figure sur l’album. Le travail sonore et timbral y est plus poussé, il y a du piano préparé, deux batteries augmentées d’éléments de récup, des formes plus libres et improvisées, et en même temps, tout est très chantant. La voix, chantée, parlée, scandée, raconte plus intimement une histoire, celle de la transformation d’une ville dystopique à l’aube de son effondrement. Et bien sûr, il y a la 3D sonore: un système de diffusion du son qui place le spectateur en immersion dans la matière sonore. Ca, ca sera pour quand on rouvrira les salles, puisque c’est un dispositif de live; un second ingénieur du son contrôle en temps réel la place de chaque instrument, comme s’ils pouvaient se déplacer d’un bout à l’autre de la salle, en fonction du propos artistique, du sens musical de leurs prises de parole. Ca crée des configurations orchestrales complètement inédites, et des émotions nouvelles chez le public. On a pu présenter une première version du concert à l’Estran, géniale salle en Bretagne qui m’accueille en résidence et qui a co-produit le projet, en octobre dernier. C’était une jauge réduite, forcément, mais on a bien vu les réactions que ça pouvait susciter! C’est une très grande source de frustration, en ce moment, que de devoir mettre ce projet en stand-by.

Thierry: Ellinoa, Merci de nous avoir accordé cet interview. D’autres projets en cours?

Ellinoa: En ce moment, c’est avec l’ONJ (orchestre national de jazz) que je travaille le plus. On devait jouer à la Philharmonie fin janvier, ça sera partie remise à l’automne. Mais surtout, on fait la re-création du chef d’oeuvre “Anna Livia Plurabelle” d’André Hodeir, compositeur dont c’est le centenaire de la naissance. J’y tiens un des deux rôles-titres, aux côtés de Chloé Cailleton. Le concert aura lieu le 6 mars à Radio France, et comme c’est parti, pas sûr qu’il puisse y avoir beaucoup de public…
En ce qui concerne mes propres projets, j’ai vraiment hâte de pouvoir finaliser le live de Ville Totale et de l’enregistrer (et de le jouer!). On a projeté d’en faire également une version avec chœur (la Maîtrise de la Loire, mais ça sera pour…2023!). Sinon, j’ai écrit une œuvre symphonique qui sera peut-être jouée en mai prochain. Et il y aura probablement un opéra l’année prochaine, co-écrit avec ma mère. Il semblerait que je n’aie pas encore complètement épuisé mes envies de “grands formats”… l’effet covid?
Merci Thierry, bises!

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Pour commander les albums:
The Ballad Of Ophelia est disponible ICI
Wanderlust Orchestra est disponible ICI
Old Fire est disponible ICI

Le site Web de Ellinoa: ICI

Maxime Perrin (Les Celestins): ICI

Quelques liens que nous vous recommandons de visiter:

Ellinoa “OPHELIA” – Dream:

Extraits du disque Ophelia sous forme de mini-clips:

Ville Totale – première étape de travail:

Playlist de plusieurs collaborations: