Interview préparée et réalisée par Jocelyn Richez et Frankie Bluesy Pfeiffer
Photo noir et blanc : Marylin Szabo for HighTone
Autres photos : Frankie Bluesy Pfeiffer
Avec Bob Corritore tout est histoire d’élégance. Celle des notes qu’il sort de cet harmonica qui ne le quitte jamais, celle de cette amitié profonde qui en fait un des musiciens les plus appréciés de la scène blues, celle du manager rigoureux et charismatique, respecté de tous, celle traduite par ce large sourire qui vous fait comprendre que vous aussi, vous faites partie de la famille, celle enfin de ses tenues de scène qui en font un véritable dandy du blues.
Mais Bob ce n’est pas seulement la classe, c’est aussi la générosité et le talent, un talent ‘force 4’ puisqu’il est non seulement musicien mais également animateur de radio, producteur, et patron du ‘Rhythm Room club’, à Phoenix. C’est ce Monsieur super classe que nous avons rencontré pour vous.
BM : Bob, qu'est ce qui a motivé votre décision de quitter Chicago pour vous installer à Phoenix, en Arizona ? Etait-ce une réaction contre quelque chose, ou à la suite d'un événement ?
Bob Corritore : Je suis né à Chicago, et j'adore Chicago. Chicago a toujours été une part importante de moi-même. Quand j’ai eu mon diplôme, j'ai tout de suite commencé à travailler dans le monde de la musique, en tant que manager. Je suis sûr que je n'aurais jamais pu être heureux en dehors de la musique. En parallèle à mon activité de manager je jouais de l'harmonica dans différents groupes, dans le cœur du south side et du west side. J’ai joué avec Willie Buck et son groupe, Louis et Dave Myers, Louis Walker, Odie Payn et Tail Dragger, avec Eddie Taylor à la guitare. C’était génial !
Mon frère, lui, faisait ses études à l'université de Phoenix, en Arizona. C'est en allant le voir que j’ai découvert cette ville incroyable et que je me suis décidé à y rester une année. Et puis, un jour, Louisiana Red, qui était un de mes amis à Chicago et qui à l'époque habitait encore Chicago, m’a téléphoné. Son appel a été transféré là où j’étais, à Phoenix ; il m'annonçait simplement qu'il avait une amie là bas, Eunice Davis, et qu’il allait s’y installer. Incroyable, non ? Il est venu, et nous avons joué ensemble,…pendant un an, dans les clubs de blues de Phoenix et la région. C’est comme cela que j’ai rencontré des gars comme Big Pete Pearson. Red, lui, est parti en tournée en Allemagne, où il est resté, car il y avait rencontré celle qui allait devenir sa compagne, Dora. J'ai alors commencé à jouer régulièrement avec Big Pete Pearson et en 1984 j'ai lancé mon émission de radio, ‘Those London Blues’, sur KJZZ, qui a fêté ses 23 ans en février 2007…. !
BM : Vous êtes également devenu patron d’un club…
BC : Oui, j'ai eu l'opportunité d'acquérir un club de blues, le ‘Rhythm Room’. En fait, Chicago avait été une part importante de ma vie et ce que je voulais faire, c’était amener le parfum Chicago à Phoenix. Dans le même temps, des musiciens comme Johnny Rapp et Brian Fahey sont venu à Phoenix pour y travailler et on a commencé à former une petite famille,….sans oublier Tommy Duke, Ronnie Whitehead et Duke Draper, de grands artistes qui vivaient et jouaient à Phoenix depuis longtemps. Mais le gros problème, c’est que la scène de Phoenix n'a jamais eu de reconnaissance car il n'y a jamais eu de label pour enregistrer tout ce beau monde.
BM : Quand vous vous êtes installé à Phoenix, peut-on dire qu’il y avait déjà une scène blues ?
BC : Oui. Il y avait une scène blues depuis les années 50 et 60 : Louis Jordan était basé à Phoenix, Ray Sharpe y a enregistré son fameux titre, ‘Linda Lu’, Big Pete Pearson y jouait depuis la fin des années 50 et Dyke & The Blazers dans les années 60. Dyke, qui était originaire de New York, a d’ailleurs écrit son fameux morceau ‘Funky Broadway’ à Phoenix !
Oui, il y avait déjà beaucoup d'activité et de musique blues avant que je n'arrive.
BM : En venant à Phoenix, vous avez permis à tous ces musiciens de trouver un peu de reconnaissance ?
BC : Oui, mais ce que je fais n’est qu’une petite partie de quelque chose de bien plus grand que moi. A Phoenix on ne jouait pas du Chicago blues ; ce que j'ai fait, c'est apporter le parfum et le style de Chicago à Phoenix, et tous les groupes dans lesquels j'ai joué se sont imbibés de ce Chicago Blues.
BM : Finalement, tout a donc commencé grâce à votre frère ?
BC : Oui, et non…. Mon frère était tombé amoureux de Phoenix quand il était à l'école, et c'est lui qui m'a proposé de venir à Phoenix à un moment où je m'interrogeais sur mon avenir. J'ai toujours adoré Chicago, mais en même temps il y avait quelque chose en moi qui me poussait à partir. J’adore Chicago et j’y reviens chaque année pour saluer mes amis,…mais les années passent et beaucoup d’entre eux sont morts maintenant,….Big Walter Horton, Left Hand Franck, Rocky Charles, tous ces gars avec qui j'avais l'habitude de jouer.
BM : Quel est votre sentiment au sujet de la scène de Chicago ? Ne pensez vous pas que la grande époque est terminée ?
BC : Ce n'est pas spécifique à Chicago. Le temps passe et les 4 grands personnages, pour moi, de cette musique nous ont quitté. Ils ont laissé la place à de jeunes musiciens, talentueux,…. mais il n'y aura jamais un autre Elmore James,….il n'y aura jamais un autre Howling Wolf,…. il n'y aura jamais un autre Muddy Waters.
BM : Et vous, Bob, comment avez vous découvert le blues ?
BC : J'avais 12 ou 13 ans quand j'ai entendu à la radio Muddy Waters chanter ‘Rollin’ Stone’. Ce fut un choc, une révélation, une évidence ; j'avais découvert ‘LA’ musique qui me faisait vibrer,…et ça n'a jamais changé depuis !
BM : A cet âge, vous jouiez déjà d'un instrument ?
BC : Non, à l'époque je ne faisais qu'écouter la radio ; c'est ensuite que je me suis mis à l'harmonica et à la guitare. Dès que j'ai entendu cette chanson de Muddy Waters, j'ai acheté le disque et je n’ai pas cessé d’écouter les parties d'harmonica de Little Walter. C’était géant ! J'adorais le son de l'harmonica ; alors mon frère John m’a donné le sien et j’ai commencé à en jouer,….tous les jours. J’étais dingue de ce son Chicago Blues joué à l’harmonica, et je jouais tellement d’harmonica que cet instrument est devenu comme une partie de moi. J’en ai toujours un avec moi,…regardez… (et Bob commence à jouer de l’harmonica devant nous).
BM : Quelles sont vos principales influences ?
BC : Little Walter, mais j'aime aussi Big Walter Horton, les deux Sonny Boy, Junior Wells, James Cotton,…
BM : Vous les avez rencontrés ?
BC : Oui ! Je n'ai pas connu les Sonny Boy et Little Walter, mais j'ai connu tous les autres. J'ai aussi connu Louis Myers, qui était un bon ami. J'étais au départ un jeune fan qui lui tournait autour, puis on a passé beaucoup de temps ensemble,…que de bons souvenirs ! Beaucoup de gens le connaissent comme guitariste mais c'était aussi l'un des harmonicistes les plus proches de Little Walter. D’ailleurs Little Willie Anderson, le premier artiste que j'ai produit, connaissait aussi très bien Little Walter.
BM : Vous vous êtes impliqué très jeune dans "l'industrie du blues". Vous avez fondé votre propre label…
BC : J'ai créé mon propre label, ‘Blues Over Blues Records’, en 1979. C’était pour un disque de Little Willie Anderson, puis pour un album de Big Leon Brooks. C’étaient deux super joueurs d’harmonica et je tenais absolument à ce qu’ils enregistrent quelque chose pour qu’ils obtiennent enfin une certaine reconnaissance.
BM : Pouvez vous nous dire quelques mots de Little Willie Anderson, qui est méconnu en France ?
BC : Little Willie Anderson était un type très sympa ; on était comme des frères et on jouait très souvent de l'harmonica ensemble. C'était un grand chanteur et un grand bonhomme. J’avais très peu d’argent à l’époque, mais je voulais vraiment faire un disque avec lui : Willie venait de subir une attaque et je suis allé le voir à l'hôpital, lui disant que je dès sa sortie je ferai son disque. Il est sorti de l’hôpital, je l'ai enregistré, et il est mort juste après. Je suis très heureux d’avoir ainsi pu faire graver pour l’éternité le talent de ce grand bonhomme du blues.
BM : Quand a été créé le "House Band" ?
BC : En 1991, à la création du club.
BM : Chico Chism était déjà là ?
BC : Oui… ! Chico Chism faisait partie du groupe ; il est arrivé à Phoenix il y a une vingtaine d'année et il était déjà là à la création du club.
BM : Quel âge a-t-il ?
BC : 79 ans…. ! Et ça n'a pas été facile à savoir… (sourire) On l’a découvert parce que lorsqu’il a eu son attaque, récemment, il a fallu apporter des documents officiels à l'hôpital, dont son certificat de naissance. Je lui ai dit alors "Mais Chico, tu as 79 ans !", et il m’a répondu :
– Non, je n'ai pas 79 ans, j'en ai 72 !
– Mais, tu es né le 23 mai 1927,… donc cela fait 79 !
– Non, ça fait 72 !
Et c’est devenu une sorte de jeu entre nous…
BM : Parmi vos 4 activités, quel est celle que vous préférez ?
BC : Celle que je préfère ? Toutes, parce que ces activités se rejoignent, car elles sont toutes liées à mon amour pour le blues. D'abord j'ai commencé à jouer de l'harmonica, puis j'ai animé une émission de radio, ensuite j'ai ouvert un club, et j'ai produit d'autres bluesmen. Que puis-je préférer comme activité ? Aucune, parce que toutes ces activités me procurent le même plaisir, et que je ne peux plus concevoir de vivre sans l’une d’elles.
BM : Est ce qu'il y a des jours où vous n'avez pas assez de temps pour tout faire,….ou d’autres où vous en avez marre, où vous avez envie de laisser tomber ?
BC : (large sourire) Vous savez, on n'a jamais le temps de réaliser tout ce que l'on voudrait faire. Par exemple : en ce qui concerne le club, il y a des moments difficiles, quand un groupe annule une date ou quand il faut virer un membre du personnel. Il n'y a pas que des choses amusantes quand on dirige un club… ! Quand je produis un CD et que je cherche un label, ce n'est pas facile non plus. Tu aimes le CD mais ce n'est pas évident du tout de trouver un label qui aime le CD autant que toi ! C’est la même chose quand tu joues de la musique : il peut arriver qu'il y ait quelqu'un dans le groupe qui ne soit pas satisfait de la manière dont un autre membre du groupe joue. Tout ne fonctionne pas toujours comme je le voudrais, mais néanmoins je n'ai jamais eu envie d'abandonner. Je continuerai, parce que la musique et le blues, c’est toute ma vie…!
BM : Quel est votre club préféré à Chicago ?
BC : Mon club préféré était le « 1815 club », le club d'Eddie Shaw dans le west side, parce que c'était le premier club de blues où je suis allé quand j'étais jeune. J’y ai vu Howling Wolf et ça a changé ma vie. Dans ce club j'ai rencontré Chico Chism, Eddie Shaw, Hubert Sumlin. J'y suis allé très souvent, je m'y sentais comme chez moi. Maintenant, tout a changé ; le « 1815 club » n'existe plus et mon club préféré est le B.L.U.E.S. on Halsted. Ceci dit, quand je suis à Chicago, je vais aussi au Smokedaddy un soir, au Hot House un autre soir, puis au Rosa's, mais je suis plus particulièrement attaché au B.L.U.E.S. on Halsted, parce que tous les dimanches soir j'avais l'habitude d'y aller voir Little Smokey Smother et Big Walter Horton.
BM : Vous vous souvenez d’un endroit appelé « The Spot » ?
BC : Oui…. ! Mais il n’existe plus, lui aussi. C’était une pizzeria où, enfant, j’allais voir jouer Blind Jim Brewer. C’était à la même époque où, trop jeune pour aller dans les bars, j’ai eu la chance de voir Muddy Waters jouer dans mon collège, et Luther Allison aussi.
BM : Finalement, sur combien d’albums avez-vous joué : les vôtres comme ceux d’autres artistes ?
BC : 13, mais ce chiffre sera très rapidement faux…. ! (rire).
BM : Vous possédez également un autre label, ‘Southwest Musical Art Foundation Records’…
BC : (sourire) Oui, mais pour le moment je n’en fait aucune pub, aucune promo. C’est ce que l’on pourrait appeler un label ‘underground’…
BM : Vos projets pour 2007 ?
BC : Quatre albums sont déjà prévus pour 2007 : celui de Big Pete Pearson, ‘I’m Here Baby’, qui est sorti en janvier de cette année, avec des invités de marque comme Ike Turner, W.C. Clark, Kid Ramos, Chico Chism, Joey DeFrancesco,… Ensuite il y aura une ‘Rhythm Room Live Anthology’, avec des enregistrements inédits de Robert Lockwood Jr, Fabulous Thunderbirds, Long John Hunter, Louisiana Red, Henry Gray, Mannish Boys avec Finis Tasby, Sonny Rhodes,…et beaucoup d’autres encore. Ce CD devrait sortir en mai chez ‘Blue Witch Records’.
Le troisième CD sera un album de Paul Oscher, ‘Live at the Rhythm Room’. Paul est de ceux que je considère comme des ‘héros’ de l’harmonica, et réaliser cet enregistrement de lui a été un grand, un très grand honneur pour moi. Enfin, un quatrième album de pur ‘juke joint blues’ est prévu pour 2007 : ‘Walkin’ The Dirt Road’, avec Dave Riley et moi.
BM : Question albums, justement, quel est selon toi l’album de Blues que tout amateur de Blues devrait absolument posséder ?
BC : Sans hésiter une seconde, le ‘Best of…’ de Muddy Waters.
BM : L’album de Bues que tu écoutes lorsque tu es en mal d’inspiration ?
BC : Le ‘Best of…’ de Muddy Waters.
BM : Un regret, Bob ?
BC : Oui, ne pas avoir pu jouer avec Big Walter Horton.
Jocelyn Richez et Frankie Bluesy Pfeiffer
Avril 2006
BLUES MAGAZINE©
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