Disparition de Jack DeJohnette

disparition de Jack DeJohnette

Avec la disparition de Jack DeJohnette, une partie de l’histoire du jazz contemporain disparaît.

Avec la disparition de Jack DeJohnette, l’un des derniers grands architectes du rythme du jazz moderne, la musique perd non seulement un musicien immense, mais tout un univers –une manière d’aborder le son, le temps et la communication qui a façonné des générations de musiciens et d’auditeurs.

Pendant plus d’un demi-siècle, DeJohnette s’est tenu au carrefour de presque toutes les grandes évolutions du jazz. Sa mort ne ressemble pas tant à la fin d’une carrière qu’à l’extinction silencieuse d’une constellation dont la lumière a défini l’histoire contemporaine de cet art. Peu de musiciens ont incarné avec autant d’évidence la fluidité, l’ouverture et le courage que le jazz exige.

Un nom synonyme d’excellence

Il est difficile de se rappeler une époque où le nom de Jack DeJohnette n’apparaissait pas, imprimé au dos des albums comme une promesse implicite d’excellence. Dès la fin des années 1960, sa présence sur un enregistrement signifiait que quelque chose allait se passer, quelque chose de vrai, de vivant. Son jeu pouvait enflammer une session ou lui donner de l’air pour respirer. Il n’était jamais décoratif. Il était essentiel.

Pour les auditeurs de ma génération, découvrir DeJohnette revenait souvent à découvrir la forme moderne du jazz lui-même. Ma propre rencontre s’est faite par Miles Davis, ces années électriques et tumultueuses entre 1968 et 1971, où le batteur aida Davis à explorer de nouveaux territoires brouillant les frontières entre jazz, rock et une matière encore innommée. Sur Bitches Brew, Live-Evil et Miles Davis at Fillmore, le jeu de DeJohnette fut une révélation : liquide et changeant, il transformait le rythme en atmosphère. Il ne se contentait pas de marquer le temps ; il le redessinait.

Un musicien complet

Réduire DeJohnette à un batteur a toujours semblé insuffisant. Il était un musicien complet, fluide dans la mélodie, l’harmonie et la structure, capable de façonner la musique depuis sa batterie comme depuis le piano. Ses travaux pianistiques précoces, entendus sur des albums tels que New Directions ou Music for the Fifth World, révélaient un sens des couleurs et des flux qui rejoignait son imagination rythmique. Il comprenait l’architecture d’un morceau sous tous ses angles.

Il fut également un compositeur d’une rare clarté, capable de créer des thèmes à la fois évidents et surprenants. Son écriture alliait lyrisme et abstraction, toujours ouverte au dialogue. Qu’il dirige ses propres groupes Special Edition ou qu’il s’intègre aux visions d’autrui, DeJohnette bâtissait des cadres propices à la liberté, jamais au désordre.

L’alchimie de la collaboration

Le secret de DeJohnette résidait sans doute dans sa capacité à faire sonner chaque ensemble à son meilleur niveau. Sa longue collaboration avec Keith Jarrett et Gary Peacock au sein du *Standards Trio* demeure l’un des plus remarquables actes de télépathie musicale de l’histoire du jazz. Durant plus de quarante ans, le trio transforma les standards en laboratoires de nuances, où le silence comptait autant que le swing. Les cymbales de DeJohnette chuchotaient et scintillaient; sa caisse claire parlait en phrases complètes. Même après des centaines de concerts, il ne se répétait jamais.

Mais la liste de ses collaborations dessine à elle seule une carte du jazz moderne: Charles Lloyd, Bill Evans, Freddie Hubbard, Sonny Rollins, Herbie Hancock, Dave Holland, Pat Metheny, John Scofield – et tant d’autres. Chacun de ces dialogues révélait une facette nouvelle de son art. Le projet *Parallel Realities* du début des années 1990, réunissant DeJohnette, Holland, Hancock et Metheny, résumait à merveille son approche: un dialogue entre égaux, fluide mais ancré, virtuose et profondément humain.

Le pouls d’une génération

La batterie de DeJohnette faisait le lien entre les époques et les esthétiques. Il pouvait convoquer l’élasticité libre d’Elvin Jones, les textures picturales de Paul Motian, la précision ciselée de Tony Williams, et pourtant, il ne ressemblait à personne d’autre que lui-même. Ses grooves respiraient. Son sens du temps était élastique sans jamais être flou, abstrait mais toujours dansant. Il savait faire groover le chaos et rendre la structure spontanée.

Cette adaptabilité le maintint vital au fil des décennies. Quand d’autres s’installaient dans la révérence, DeJohnette restait curieux, embrassant nouvelles technologies, jeunes partenaires et sonorités du monde. Ses projets avec Ravi Coltrane et Matthew Garrison révélaient un musicien toujours en quête, toujours en expansion. Même septuagénaire, il restait en avance sur le battement.

 L’esprit de continuité

Ce qui distinguait DeJohnette n’était pas seulement sa maîtrise technique, c’était sa philosophie: la musique comme conversation vivante. Il abordait chaque performance comme un moment de communion. Dans ses entretiens, il parlait souvent de la musique comme d’une «énergie de guérison», un langage capable de relier les âmes au-delà des styles et des générations. Cette croyance, peut-être plus encore que sa virtuosité, donnait à son jeu sa force de vie.

En réécoutant aujourd’hui, on retrouve cet esprit partout: dans l’élan orageux de Miles at Fillmore, dans la clarté cristalline de Tokyo ’96 de Jarrett, dans les paysages ouverts de *In Movement*. Chaque morceau porte une part de sa générosité, de son humour, de son audace.

Un adieu dans le temps

La disparition de Jack DeJohnette laisse un silence que le jazz aura du mal à combler. Et pourtant, comme tous les véritables innovateurs, il nous lègue plus que sa musique, il nous lègue une manière d’être. Son pouls continue de battre dans chaque batteur qui ose penser mélodiquement, dans chaque pianiste qui écoute comme un batteur, dans chaque chef d’orchestre qui privilégie la conversation au spectacle.

DeJohnette disait un jour que son but était de «faire une musique qui élève les gens, qui apporte de la lumière». Pendant plus de soixante ans, il fit exactement cela. Et maintenant que nous ressentons l’absence de cette lumière, nous mesurons à quel point elle a éclairé le chemin pour tant d’autres.

Le battement qu’il a mis en mouvement continue. Il vit dans les disques qui ont formé notre oreille, sur les scènes qu’il a illuminées, dans les innombrables musiciens qu’il a inspirés. Jack DeJohnette ne se contentait pas de jouer de la batterie  il a défini le rythme d’une époque.

Thierry De Clemensat
Member at Jazz Journalists Association
USA correspondent for Paris-Move and ABS magazine
Editor in chief – Bayou Blue Radio, Bayou Blue News

PARIS-MOVE, October 28th 2025

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